Parfums de plaisir et mort d’après les œuvres de Li Ang, mise en scène de Rui Frati par Irène Sadowska Guillon
À l’origine de la nouvelle création de Rui Frati et de la troupe du Théâtre de l’Opprimé à Paris la découverte de l’œuvre et la rencontre en 2007 à Taiwan de Li Ang (née en 1952), écrivain femme de renommée internationale, connue pour ses combats politiques et son engagement en faveur des femmes. Dans l’ensemble de son œuvre romanesque elle fait état de la vie et de la condition des femmes taïwanaises en s’attaquant autant aux tabous politiques (l’indépendance de Taiwan) qu’aux coutumes ancestrales et aux interdits, notamment dans le domaine de la sexualité, qui perdurent sous l’apparente modernité dans la société taïwanaise. Invité par le Festival des Droits de l’Homme de Green Island, célèbre prison du régime du général Tchang Kai-Chek, reconvertie aujourd’hui en Centre Culturel, Rui Frati y met en scène, sous forme de théâtre forum, un texte de Li Ang, l’histoire d’un couple de détenus politiques et leur exécution. La collaboration avec Li Ang se prolonge à Paris en avril 2008 par un atelier de travail qu’elle dirige avec la troupe du Théâtre de l’Opprimé et qui débouchera sur la création de Parfums de plaisir et mort. Le spectacle, adaptation de plusieurs œuvres de Li Ang, sur fond de 45 ans d’histoire de Taiwan (1945 – 1990) à travers des permanents allers et retours entre le passé et le présent, resitue l’explosion de la modernité dans les ambiguïtés et les singularités politiques, ethniques et culturelles de la société taïwanaise qui a du mal à s’émanciper des lois ancestrales et des contraintes de la tradition. Trois histoires : celle d’un homme politique résistant au régime dictatorial condamné à la peine de mort commuée en des années de prison dont il conserve le parfum de la soupe de nouilles au bœuf, celle d’une femme qui poussée à bout tue son mari, son bourreau, celle d’une fille d’un intellectuel humaniste rebelle à toute forme de pouvoir oppressif, s’emboitent, s’entrelacent et forment une partition qui met en scène les diverses strates de la société depuis la misère matérielle et morale des habitants du faubourg des pécheurs à l’élite intellectuelle opposée au pouvoir en place et aux puissants hommes d’affaires détenant le pouvoir économique.
Cette partition a pour fil rouge le personnage d’Ayako enfant et femme adulte, dont le parcours, du cocon du jardin paternel au cynisme du monde des affaires, permet d’évoquer l’époque des années 1950, la « terreur blanche », la famine, les répressions politiques et sociales, les exécutions à vue et celle des années 1980 avec l’arrivée du Sida et les débuts de la démocratisation de Taiwan.
Rui Frati tisse sur scène, avec intelligence et clarté, les trois histoires dont les courtes séquences s’imbriquent et s’enchaînent avec une belle fluidité. Une grande économie de mots, des situations finement dessinées, quelques signes ou gestes justes, parfois poétiques, suffisent pour suggérer plutôt que de montrer. Bonne gestion des tons et des rythmes. Le parti pris de distanciation est tenu avec cohérence. Pas de démonstrations de violence sur le plateau, sa présence se ressent d’autant plus intensément. Pas d’incarnation, les sept acteurs jouant plusieurs personnages glissent avec aisance d’une histoire à l’autre. On peut sûrement affiner quelques imperfections du jeu : l’articulation, l’expression par moments excessive.
Le tissage du dialogue et du récit qui parfois glisse dans le chant renforce l’effet de distanciation. Tout comme la musique originale très belle de Arrigo Barnabé, interprétée en direct par Toninho do Carmo (guitare) et Brenda Ohana (percussions) intervient tantôt comme partenaire du jeu tantôt en contrepoint.
Un spectacle qui, sans didactisme, sans afficher des messages, est un plaidoyer poétique et poignant pour la démocratie réelle, le respect des libertés, l’émancipation de la tradition oppressive dont notamment les femmes sont les victimes.
Irène Sadowska Guillon
Parfums de plaisir et mort d’après les œuvres de Li Ang, mise en scène de Rui Frati au Théâtre de l’Opprimé à Paris du premier au 18 octobre 2008 reprise en avril 2009