Pour Louis de Funès
Pour Louis de Funès. de Valère Novarina Maison de la poésie (Paris), lecture par Dominique Pinon, Laurence Mayor et Dominique Parent. par Gérard Conio
La Maison de la poésie poursuit jusqu’au 21 décembre son hommage à Valère Novarina. Pour ceux qui n’ont pas encore suivi ces événements, il est temps encore de voir du mercredi 17 décembre au dimanche 21 décembre « Devant la parole » créé par Louis Castel, assisté de Nicolas Struve, et «Le repas » dans la mise en scène de Thomas Quillardet. Lundi 15 décembre à 19 h Dominique Pinon a lu « Pour Louis de Funès », avec des extraits de « Vous qui habitez le temps » et de « La chair de l’homme » dits par Dominique Parent, Laurence Mayor, Nicolas Struve et Agnès Sourdillon. Les spectateurs qui ont eu la chance de vivre ce moment de grâce auront eu le sentiment de passer dans une autre dimension de l’espace et du temps. Je crois que dans toute l’histoire du théâtre on n’a jamais magnifié l’art de l’acteur avec une crudité aussi transcendante, aussi extralucide, aussi hypnotique. Le terme de lecture paraît bien faible pour définir le rapport que les acteurs, les actrices ont établi avec ces textes inspirés et inspirants, avec des mots qui parlaient leur langue natale et exprimaient leur foi dans une vocation qui, de tout temps, les a mis en marge tout en les marquant du sceau des fils de rois. Il y avait une osmose entre les textes, les interprètes et les spectateurs. Un courant sous-jacent reliait les uns aux autres ces axes si souvent divergents et chacun pouvait alors se rappeler que la mission trop souvent occultée du théâtre est celle d’une communion que seul le russe, sans doute, a su rendre dans le mot «sobornost ». Mais c’est le paradoxe du théâtre que cette communion s’instaure grâce à un état que Valère Novarina appelle dans ses « Carnets » « une solitude publique ». L’impact sera d’autant plus fort sur les récepteurs que le retrait sera plus grand chez les interprètes, chez les donneurs de son et de sens.
Valère Novarina avouait après la représentation qu’il avait fort peu répété ses textes avec ses comédiens et comédiennes, leur laissant, à son habitude, la plus grande liberté. Au théâtre, comme en musique, il est sage de ne pas abuser des répétitions qui risquent de glacer l’inspiration. C’est pourquoi Valère Novarina confiait à ses « Carnets » : « Surtout ne faire aucune lecture préparatoire…Le soir, lorsqu’il a fallu régler le son et faire quelques essais de voix avant l’arrivée des spectateurs, voulant éviter de prononcer les mots du texte, j’ai dit une liste idiote de titres de journaux… L’attention se porte de plus en plus sur des détails invisibles….Concentration totale sur le texte, immobilité d’un bout à l’autre ; ni gestes ni écarts de voix. Tenir une ligne. Etre sourd au public. Sourd et aveugle. Dans un état proche du sommeil. » Et il notait aussi : « J’ai fait disparaître au début du texte le titre et mon nom ». Et Louis de Funès : « Parce que le théâtre est sans auteur et le seul lieu où l’on doit être, quelle que soit sa place, joué par un autre, travaillé par un autre. Tous les vrais metteurs en scène savent ça : qu’ils ne sont pas les auteurs du spectacle, mais des metteurs au monde, des donneurs de rythme, des passeurs de paroles et que leur art doit devenir invisible. »
Cette abstention relève d’une ascèse à l’opposé de l’exhibitionnisme qui régit une société rongée par une fausse théâtralité.
Pour que la lecture prenne chair, pour devenir un « théâtre de paroles » il faut qu’elle se détache du texte, de la page écrite. Dominique Pinon avait joué il y a déjà dix ans «Pour Louis de Funès » et il le savait encore par cœur. Et les autres comédiens, comédiennes l’ont suivi dans cette libération de l’appui matériel, pour qu’advienne « la lumière du corps », l’incarnation, le passage de la parole par le corps tout entier et non par la seule profération d’un texte lu. La voix alors sort de l’être tout entier et non d’une partie différenciée, de même que le ou la pianiste jouera avec tout son corps et non avec ses seuls doigts.
La prise de risque est nécessaire pour que s’élève la voix intérieure, pour que la lettre morte sur la page se vivifie au dessus de l’abîme, au-dessus de ce trou, de ce vide, dont parle si bien Louis de Funès, ce trou, ce vide qui est l’homme, « parce qu’il faut bien qu’il sache, l’acteur, s’il veut continuer à jouer, que c’est de vide que l’énergie s’alimente … »
Ce soir-là l’auteur, les acteurs et les spectateurs ont tous puisé cette énergie à un même foyer invisible, insondable, apophatique, de forces à la fois lumineuses et funèbres, comme le nom même de Louis de Funès.
Gérard Conio