La grande Magie
La grande Magie d’Eduardo de Filippo, mis en scène de Laurent Laffargue.
Du célèbre auteur/acteur/ metteur en scène napolitain ( 1900-1984), fils naturel, comme on disait autrefois, du grand acteur Eduardo Scarpetta, on connaît finalement en France que peu de pièces: Filumena Marturano, Samedi, dimanche et lundi, Sik-Sik et cette Grande Magie qui est sans doute la meilleure. L’histoire se passe évidemment à Naples, dans les années 30, au Grand Hôtel où l’on annonce aux bourgeois en villégiature, que le célèbre magicien Otto, doit présenter le soir même un spectacle de tout premier ordre. Mais le pauvre Otto, accompagné de quelques complices et sa femme plus toute jeune qui cherche encore à séduire, est en fait un artiste de quatrième catégorie, condamné aux tournées minables et couvert de dettes.
C’est dire qu’il est prêt aux arrangements douteux qui pourraient lui rapporter quelques billets… Justement cela tombe à pic: le photographe local voudrait bien se retrouver en tête à tête avec Marta, la jeune et belle épouse de Calogero dont il est l’amant. Otto , après plusieurs tours assez faciles, choisit Marta dans le public et la fait disparaître dans un sarcophage » égyptien » équipé d’une porte de fond qui permettra à la belle de se faire discrètement la belle avec son amant pour quinze minutes … Mais il ne respecte pas le contrat et part avec elle pour Venise. Sale temps pour les mouches et pour Otto qui reste cependant impassible.
Le petit mari exige évidemment qu’il fasse réapparaître sa femme. Otto essaye alors de le persuader que le tour prend plus de temps que prévu et que… bon, on ne va pas tarder à la revoir.Le mari méfiant, appellera un inspecteur de police à qui, très discrètement, Otto, déjà accusé de meurtre, dévoilera les coulisse de l’histoire.
Quant à Calogero, il lui expliquera avec beaucoup de conviction et d’habileté qu’il est l’objet d’hallucinations et que c’est lui-même, le mari qui a, en réalité, fait disparaître son épouse. Au bord de la folie, Calogero s’isole chez lui, en proie à la colère de sa famille qui le trouve tout à fait dérangé mais Otto lui dit que tout cela n’est qu’une question de temps soumis à variation selon les individus et il réussit même à lui soutirer un chèque important pour rembourser une dette en lui faisant croire que tout cela fait partie d’un jeu. Et Calogero signe sans méfiance… « Tu crois que le temps passe mais ce n’est pas vrai, le Temps est une convention; si chacun de nous vivait sans engagements, sans affaires, je veux dire une vie naturelle primitive, toi, tu durerais sans le savoir« . Donc le temps, c’est toi« . La fin? Assez merveilleuse et amère à la fois, mais on vous en déjà trop dit…..
Là où de Filippo frappe très fort, c’est quand il montre, comme il le dit » que la vie est un jeu et que ce jeu a besoin d’être soutenu par l’illusion qui ,à son tour, doit être alimenté par la foi « . Effectivement, le pauvre Calogero n’ a qu’un seul besoin: croire mais croire à tout prix que sa femme ne l’a pas quitté pour un autre homme, et Otto est assez roublard et perspicace pour l’avoir bien compris depuis le début et l’impliquer dans cette disparition,il lui fait même croire que sa femme ou son avatar est enfermée dans une mallette qu’il ne doit jamais ouvrir… Mais la vie n’est pas si simple et Otto se trouvera beaucoup plus impliqué qu’il ne pouvait le soupçonner dans toute cette affaire.
Naïf, Calogero? Pas plus que ceux qui ne résistent pas au charme de nombreux escrocs patentés qui jouent sur l’aveuglement de leurs victimes en leur faisant miroiter des gains fabuleux à condition qu’ils leur fassent confiance. De Filippo, qui savait observer comme personne ses contemporains riches ou pauvres, vieux ou jeunes, se révèle, ici un dramaturge de premier ordre qui sait finement jouer de la frontière entre illusion et réalité, entre folie et normalité, entre grotesque et tristesse,entre passé et avenir, en donnant vie à ces personnages qu’il devait rencontrer au quotidien dans Naples mais qu’il savait rendre exceptionnels comme Otto ou Calogero, dont on demande parfois qui manipule l’autre… Ce n’est pas pour rien, car il devait s’y retrouver, que Pirandello admirait de Filippo.
Reste à mettre en scène cette suite d’événements poétiques, et il faut de grands qualités pour mettre en scène cette Grande Magie qui dure plus de deux heures,comprend quelque dix sept personnages,où les tours de magie doivent servir de fil rouge s’emparer sans manger le texte, où le rythme ne doit pas faiblir pour ne pas nuire aux nombreux rebondissements… Cela fait beaucoup! Mais Laurent Laffargue s’est emparé de la pièce avec beaucoup d’amour-cela se sent-et de talent: d’abord, en choisissant au mieux ses comédiens,tous excellents, surtout Daniel Martin, exceptionnel magicien qui passe d’un sentiment à l’autre avec virtuosité, Georges Bigot qui donne une coloration particulière au personnage de ce mari naïf et rusé à la fois, en tout cas assez inquiétant et Eric Bougnon en inspecteur de police d’une grande drôlerie.Et il a mis la pièce en scène avec beaucoup d’exigence. Au chapitre des petites réserves: un plateau coulissant inutile, l’accent marseillais-tout aussi inutile- du domestique de Calogero, quelques longueurs d’un texte un peu bavard sur la fin qu’on aurait pu élaguer, ou les sorties des comédiens dans la salle: mais tout cela ne casse en rien le spectacle… qui est, en tous points, remarquable.
A voir: oui, sans réserve aucune; on aimerait bien avoir eu en France un théâtre intelligent et populaire de cette qualité qui garde encore,quelques décennies plus tard, une telle fraîcheur, d’autan plus que la pièce est servie avec autant d’humilité et de savoir-faire que de générosité, ce qui n’est pas incompatible mais assez rare pour être signalé.
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Ouest Parisien, jusqu’au 28 janvier.