Gertrude (Le Cri)
Gertrude (Le Cri) de Howard Barker Au Théâtre de l’Odéon – Théâtre de l’Europe
Rien n’est plus efficace que la stratégie du tir groupé pour imposer un auteur. C’était le cas de l’année Jean-Luc Lagarce dont le théâtre, vu et revu sous toutes les coutures, a submergé la saison dernière les scènes de France et de Navarre.
C’est maintenant le tour de Howard Barker, auteur britannique (né en 1946) qui cette année bénéficie rien qu’à Paris d’un cycle de quatre pièces jouées au Théâtre de l’Odéon Gertrude (Le Cri) (du 8 janvier au 8 février 2009), Le cas Blanche Neige (du 4 au 20 février), Les Européens (du 12 aux 25 mars), Tableau d’une exécution (du 26 mars au 11 avril), d’une création mondiale de sa dernière pièce Loth et son Dieu par Agathe Alexis à l’Atalante (du 12 janvier au 16 février), sans compter d’autres mises en scène en dehors de la capitale.
Selon Howard Barker son « théâtre de la catastrophe », « vise à déstabiliser l’attitude morale du public plutôt qu’à la renforcer. » Ce que Gertrude (Le Cri) réussit incontestablement.
Barker puise souvent ses sources dans les grands mythes grecs, bibliques et littéraires. Dans Gertrude (Le Cri) il reprend à son compte celui d’Hamlet. Il ne s’agit pas de réinterprétation ni de réécriture du Hamlet shakespearien. Même si du modèle shakespearien Barker conserve grosso modo certains thèmes et les personnages essentiels, parfois rebaptisés, il écrit une œuvre originale en déplaçant le centre de gravité d’Hamlet à Gertrude, mère d’Hamlet, veuve du roi son père, épouse de Claudius, son oncle.
Il multiplie les figures des femmes : Isola, mère de Claudius, Ragusa qu’épouse Hamlet, Jane, fille dont accouche Gertrude, tout comme les présences fantomatiques suggérées par des effets scéniques.
Ici pas de soupçon ni d’enquête d’Hamlet au sujet du meurtre de son père. D’emblée tout est clair : dans la première scène on voit s’accomplir à la fois le régicide et l’accouplement adultère des assassins, Gertrude et Claudius nus, en pleine jouissance sur le corps du roi agonisant et bafoué. Voici Éros et Thanatos à l’œuvre dans une monstrueuse communion : le crime, le cri, le râle du mourant amplifiant le plaisir et le cri de jouissance des meurtriers. Un des thèmes obsessionnels de Barker qu’on retrouve aussi dans Judith.
Le déplacement du centre sur la figure de Gertrude qu’opère Barker amplifie les références mythiques : aux horreurs œdipiennes s’ajoutent celles des Atrides.
Certes, mais on pense aussi « au commencement était le verbe » paraphrasé par « au commencement était le Cri »
Le Cri jalonne la tragédie de Barker. Le cri de jouissance de Gertrude, mante religieuse, amante dévoreuse, répond en écho au « cri originel » de souffrance de la femme paralytique et aveugle qui naguère assistait aux ébats de son mari avec Isola, mère de Claudius, et s’emballe dans un enchaînement de ses déclinaisons, telle une force inexorable que rien n’arrête.
Avec l’échec de la tentative d’Hamlet de moraliser « la pourriture » du royaume Barker nous arrache nos dernières illusions sur la nature humaine qui n’obéit qu’à la loi du Cri et du désir meurtrier réduisant tout en cendre.
Giorgio Barberio Corsetti transcrit Gertrude (Le Cri) dans un langage scénique qui lui est propre, intégrant texte, corps et voix des acteurs, musique, machines et moyens technologiques. Une dramaturgie scénique superbe où les scènes réalistes et oniriques s’enchaînent avec fluidité. Le décor fonctionnel (l’espace exploité dans la verticalité et l’horizontalité) est modulé au gré des apparitions et des disparitions des éléments scéniques : arbres sans feuilles, armoires, placards, murs arrivant sur des rails, se croisant, avançant, reculant, changeant de place.
Les acteurs, en costumes contemporains, époustouflante Anne Alvaro (Gertrude), Luc Antoine Diquéro (Claudius), Christophe Maltot (Hamlet), John Arnold (Cascan), Francine Bergé (Isola), Cécile Bournay (R agusa) et Jean-Charles Clichet (Albert), tous justes dans la démesure, tissent avec maestria le filet d’énigmes qu’accumule Barker dans sa pièce.
Une œuvre complexe, d’une densité et d’une force peu communes, dont Giorgio Barberio Corsetti relève avec intelligence les points névralgiques en proposant au spectateur une matière à réflexion et non pas une lecture unique. Ce qui devient de plus en plus rare au théâtre aujourd’hui.
Irène Sadowska Guillon