L’ Avare de Molière, mise en scène de Nicolas Liautard.
Harpagon, bourgeois qui a bien réussi dans les affaires, la soixantaine, autant dire dix de plus aujourd’hui, veuf égoïste et méfiant, s’est réfugié dans la tenue de ses comptes bancaires. Bref, l’argent est sa seule consolation et le mensonge permanent sa règle de vie qui a contaminé toute sa maison: les domestiques le redoutent et ses enfants depuis la mort de leur mère le haïssent cordialement. Et pour cause, il annonce sans, bien sûr, lui demander son avis à sa fille Elise qu’il va lui faire épouser un homme fort riche qui n’a pas dépassé la cinquantaine comme il dit; quant à lui, il continue à croire que la jeunesse ne l’a pas quitté et a décidé de se remarier avec Marianne une jeune fille… qui va se révéler être l’amoureuse de son fils Cléante. Mais son intendant Valère, l’intendant d’Harpagon est en fait le fiancé secret d’Elise… Bref, c’est un monde atrocement dur où tous les coups bas sont permis. Harpagon n’a de tendresse pour personne: les domestiques sont maltraités, payé de temps à autre ,et les enfants considérés comme des gêneurs par ce père qui ne s’embarasse d’aucun scrupule: il prête de l’argent à des taux usuraires à de jeunes gens… dont son fils, ce qu’ils découvrent tous les deux par hasard. Cela commence à faire beaucoup et La Flêche, le valet d’ Harpagon va précipiter les choses en allant voler la fameuse cassette de son maître pour en faire profiter Cléante. Coup de théâtre, arrive un riche napolitain , le seigneur Anselme qui se révèle être le père de Marianne et de Valère , deux enfants qu’il avait crus perdus lors d’ un naufrage. Heureuse fin, comme on dit aux Etats-Unis: Harpagon, dans un éclair de lucidité,comprend vite qu’il vaut mieux pour lui renoncer à son mariage, s’il veut retrouver sa chère cassette… Vous avez dit chantage? Sans doute mais Cléante n’a pas trop le choix des moyens… Mais Anselme promet généreusement de prendre en charge les frais des noces des deux couples, y compris les dots, ce qu’Harpagon avait refusé de faire! On voit que l’argent reste jusqu’au bout le fil rouge de toute l’action C’est à revoir la pièce que l’on se rend compte, si on l’avait oublié, du talent de scénariste de Molière: chaque scène est le prélude de la suivante et tout est admirablement construit . Quant aux dialogues, écrits au scalpel, ils sont pétillants de drôlerie, d’invention et de rythme, même quand cela devient grinçant: Harpagon: « Je te donne ma malédiction » et Cléante répond: » Je n’ai que faire de vos dons »; Frosine l’entremetteuse qui vit de petits services pas toujours très clairs: « Mon Dieu, je sais l’art de traire les hommes ». Harpagon encore: « Sans dot! Le moyen de résister à cela? La Flèche: » Qui se sent morveux, qu’il se mouche! « . Valère: « Le seigneur Harpagon est de tous les humains l’humain le moins humain ». Enfin, Frosine à Cléante: « Il vous aime fort, je le sais, mais il aime un peu plus l’argent ».
Nicolas Liautard, qui avait monté Amerika d’après Frantz Kafka avec beaucoup de talent a habilement traité cette farce qui se révèle vite un drame où les générations ne sont pas solidaires, où la cupidité s’étale au grand jour et où les banquiers font de l’argent avec les économies des petits épargnants (prêter plus pour gagner plus).. Le sexe dans l’Avare, nous montre Liautard, rime souvent avec argent et les hommes d’affaires veulent se refaire une jeunesse avec une seconde épouse plus jeune… Si cela ne vous rappelle rien, envoyez-nous un commentaire!
Molière avait déjà tout dit et Nicolas Liautard l’a bien compris avec une mise en scène où le farcesque fait bon ménage avec le glauque, et où la mort ne plane pas très loin. Et il y a de très belles choses dans cet Avare, comme ce gag où Harpagon, toujours galant, ramasse le mouchoir de Marianne, pendant que les amoureux s’embrassent vite fait, ou cette horrible confrontation entre père et fils, Harpagon bougeant comme un jeune mannequin, ou encore cette fin délirante toute au second degré, que Nicolas Liautard traite avec une rare élégance en envoyant sur scène des dizaines de ballons de fête. Oui, c’est bien la fête, nous dit-il, les amoureux vont se marier, Anselme a retrouvé ses enfants, et il va payer le Commissaire à la place d’Harpagon ( c’est l’avant dernière réplique: jusqu’au bout l’argent est roi! ) mais Nicolas Liautard fait partir chacun en silence rejoindre son destin tandis qu’ Harpagon reste terriblement seul, assis sur une chaise avec sa cassette retrouvée. Et des idées de cette qualité-là, le jeune metteur en scène en a souvent.
Et puis, il y a le jeu de Jean Pol Dubois: roublard, anxieux, amoureux de son argent, naïf, colérique, émoustillé par le sexe, attentif à sa forme physique, cupide, sensible à la flatterie, rancunier, tenace, cynique, et sur la fin résigné et abattu, mais vigilant jusqu’au bout quant à son fric: il exprime ici une palette de sentiments avec une précision et une sensibilité rares. On l’apprécie beaucoup depuis longtemps mais il est exceptionnel dans Harpagon, et c’est une grande leçon d’interprétation qu’il offre avec beaucoup de modestie: avis aux jeunes apprentis comédiens, ils en apprendront plus qu’en allant voir Piccoli.
Les jeunes lycéens qui formaient le gros du public à la séance de 19 heures ne s’y sont pas trompés et lui ont fait un triomphe; le reste de la distribution n’est pas malheureusement du même niveau: diction faiblarde, jeu approximatif avec des phrases presque récitées, criailleries, manque de rigueur dans l’interprétation: on est parfois à la limite de l’acceptable; et ces jeunes comédiens ont encore beaucoup de chemin à faire… Nicolas Liautard, en tout cas, devrait, si c’est encore possible, resserrer d’urgence les boulons de sa direction d’acteurs.
A voir? Mille fois oui, pour Jean Pol Dubois, et l’intelligence de la mise en scène . Non, si vous exigez que tous les rôles soient bien tenus et donc bien attribués, et que l’on puisse apprécier la totalité du texte, et pas seulement celui d’Harpagon, de Rosine (Marion Suzanne) et d’Anselme ( Wolgang Kleinertz).
Philippe du Vignal
Théâtre des Quartiers d’Ivry jusqu’au 1 er février.