Krum de Hanokh Levin, mise en scène de Krzysztof Warlikowski .
Wajdi Mouawad, dramaturge bien connu est le directeur artistique du théâtre français du Centre national des Arts à Ottawa et a été artiste associé du Festival d’Avignon en 2009. Après avoir admiré cette coproduction du Théâtre Stary (Cracovie) et du TR Warszawa (Varsovie) en Avignon, Wajdi Mouawad a programmé le spectacle à Ottawa.
Le théâtre de Hanokh Levin (mort en 1999) était aussi inconnu au Canada que le travail de Warlikowski. C’était donc une découverte. Sa mise en scène fait en effet la synthèse des enseignements de Giorgio Strehler, de la modernité théâtrale, du cabaret, du cinéma contemporain et même de l’opéra, mais Warkilowski est bien conscient du passé antisémite polonais qui hante toute la pièce. Et pour lui, aller sur le terrain miné d’un auteur israélien très critique sur son pays mais ancré dans des traditions folkloriques comme dans un présent trouble, devenait une quête fascinante, parce qu’elle ne pouvait vraiment aboutir…
Au départ, Krum, en gros plan sur un écran en fond de scène, nous annonce la mort de sa mère, qui était son grand amour et dont l’absence rendra sa vie insupportable. Ensuite, spot sur cette même mère assise dans la salle. Elle monte sur scène pour nous dire qu’elle attend l’arrivée de son fils, revenu d’un long voyage initiatique. L’apparition de Krum en personne (joué par l’excellent Jacek Poniedzialek) déclenche un jeu de contradictions entre un vécu intérieur inerte et une vision esthétique explosive. Il affirme : « Je ne me suis pas amusé, pas marié (…) .Je n’ai rencontré personne, je n’ai rien acheté et je ne ramène dans ma valise que du linge sale et des affaires de toilette . (…) Je te demande maintenant de me laisser tranquille » et il quitte la scène.
Cruauté? Insensibilité? Angoisse devant les retrouvailles , colère face à cette mère revenue le hanter comme l’un de ces fantômes hantant les œuvres de Kantor et qui incarnent autant un passé terrible que les conflits violents actuels qui secouent le pays et qui traumatisent ces personnages. Le travail visuel de Warlikowski cerne leur mort intérieure et nous fascine pendant trois heures sans entracte .Comme le schlemiel du conte juif, comme l’inepte soldat Schweik, Krum est un antihéros , impuissant, médiocre et naïf, qui se cherche sans jamais se trouver, victime de la période post-holocauste, et incapable d’émotion…
À la recherche d’un avenir meilleur, comme les personnages de Tchekhov qui ont inspiré une autre pièce de Levin (Requiem, 1999), Krum et ses amis reconstituent une nouvelle famille, où des rituels s’organisent pour tenter de donner un sens au vide. qu’ils ressentent. Ils mangent, font l’amour, et tentent de faire revivre leur corps en dansant, ou avec une sexualité abjecte. Mais les gestes du corps ne règlent rien, sauf lorsque Kika et sa bête sexuelle italienne, celui qui arrive de l’extérieur, transforment la discussion en gros plan médiatisé d’une rencontre quasi pornographique. Kika arrivera même à allumer quelques étincelles mais la possibilité de fantasmer est désormais évacuée chez ces hommes, morts vivants, incapables de ressentir les pulsions de la vie.
Warlikowski met en scène la pièce dans un grand espace vide qui ressemble à un plateau de tournage en constante transformation et il l’ ouvre avec des images projetées à partir d’ une caméra souvent placée à côté des acteurs ; les espaces de jeu sont définis par des meubles et par des effets d’éclairage: rouge incendiaire, vert tropical. Spots, ombres, effets dramatiques se succèdent, comme s’il s’agissait de courtes séquence filmées ou de moments d’un opéra très mélo.
Des amis très inquiétants viennent reconstituer des tableaux monstrueux de faillites humaines : mariages ressemblant à des funérailles, maladies laissant tout le monde indifférent, dans le contexte glamour de téléréalité et de jeu populaire mené par la belle Félicia. L’amie Duba affiche, elle, un visage exsangue néogothique, le corps sanglé de cuir et de chaînes, incarnation de la tristesse et la solitude, même quand elle se veut drôle et gaie.
Tugati, l’ami le plus cher de Krum, « laid, malade, pauvre et sans charme », personnage tragi-comique, obsédé par son corps malade, ne cesse d’affirmer sa nullité et son impossibilité de séduire une femme, alors qu’il vient d’épouser Duba dans une cérémonie qui « sent un peu les funérailles ». Et quand Tugati meurt, personne n’est capable de ressentir une émotion profonde. La présence des médias , la distanciation qu’impose la présence d’ acteurs dans la salle, accentue la nature « artificielle » d’un jeu où les personnages sont incapables de liens humains.
Les images pleuvent et le spectateur, par moments, ne sait plus où regarder mais arrive à s’y retrouver grâce aux variations rythmiques créées par Warlikowski qui sait très bien alterner les tempos, rompre les logiques spatiales, faire bouger les corps, et retenir l’ attention par une succession rapide de lazzi quasi comiques, sans doute inspirés par Giorgio Strehler et la commedia dell’arte.
Seule, la fin s’essouffle. Le metteur en scène aurait pu arrêter la pièce au moment du départ de l’ami Shkitt, après la mort de Tugati : sa disparition confirme l’impasse de leur vie et le reste n’ajoute rien. Shkitt préfère en effet aussi partir car il refuse les faux espoirs de cette existence.Nous aurions apprécié davantage la puissance du texte mais le dernier monologue du mari de Truda (celle que Krum a refusé d’épouser) s’étire. Curieuse fin pour une pièce dont les multiples niveaux de signification étaient pourtant bien orchestrés.
Selon certains, la pièce pourrait avoir sa place n’importe où, mais Warlikowski la situe à Tel-Aviv (on peut voir des panneaux en hébreu dans les images filmiques). On entend des mots en Yiddish dans la traduction polonaise qui sont en hébreu dans le texte original et l’on sent bien à voir ces images de survivants âgés que le passé douloureux ne cesse de hanter l’auteur comme le metteur en scène. Ils ont choisi d’évoquer un passé qui se prolonge encore dans le présent avec toutes ses guerres, et tous ses morts.
« Hanokh Levin est l’un des rares à anticiper les conséquences tragiques que risquait d’entraîner l’occupation prolongée des territoires conquis et à mettre en garde ses concitoyens » écrit Nurit Yari . Ce spectacle marque une rencontre entre deux consciences : un excellent auteur dramatique et un metteur en scène dont la profonde sensibilité et l’imaginaire lui ont permis de cerner toute la complexité de l’ écriture de Levin.
Alvina Ruprecht
Centre national de Arts, Ottawa, du 17 au 21 février.
Le Théâtre choisi de Hanokh Levin est édité aux Editions Théâtrales (2004)