Le Garçon du dernier rang
Le Garçon du dernier rang de Juan Mayorga, mis en scène de Jorge Lavelli.
Juan Mayorga est sans doute l’auteur contemporain espagnol le plus connu (quelque trente pièces) et Jorge Lavelli l’avait révélé avec Chemin du ciel dans ce même théâtre de la Tempête. Le Garçon du dernier rang, c’est un lycéen qui préfère ne pas trop attirer l’attention sur lui et se placer au dernier rang, où l’on peut observer comment va le petit monde. Et son professeur de lettres quand il corrige ses rédactions s’aperçoit vite que le petit Claude est très doué pour analyser les relations curieuses au sein de deux familles, et bien sûr, il va en faire une sorte de feuilleton. Germain, son professeur de lettres est marié avec Jeanne, une directrice de galerie qui veut se positionner comme on dit sur le marché de l’art le plus contemporain. Le petit Claude est curieux de tout et a une vraie sensibilité pour la littérature classique; son professeur , qu’il voit souvent ,est un peu usé par l’enseignement et déçu par la faiblesse et le manque d’intérêt de ses élèves pour la littérature,et il est très admiratif envers cet adolescent qu’il voit progresser très vite dans l’écriture.Claude a en effet vite perçu que l’écriture est un moyen d’acquérir une identité mais cette relation assez ambigüe ne va pas sans heurt ni difficultés. D’autant plus que le cher petit Claude se révèle être un redoutable manipulateur et qu’il n’hésitera pas à essayer de séduire Jeanne. Mais elle est peut-être la seule qui ait vraiment senti que cette passion de Claude pour l’écriture et l’analyse des sentiments n’allait pas sans risques pour lui comme pour ses proches.
Quant à l’autre famille, c’est celle de son copain de classe qu’il va aider chez lui pour essayer de le faire progresser en trigonométrie. Le père comme la mère sont plutôt des petits bourgeois: lui, est assoiffé de réussite au sein de son entreprise, et essaye de conquérir des marchés chinois, mais il échoue et en sort meurtri . La mère , elle aussi, est ambitieuse et rêve d’une plus belle maison bien installée et décorée. Rapha, lui, est plutôt obsédé par les records sportifs. Claude se révélera alors comme un personnage incontournable, puisqu’il rend service . Mais il aussi une passion, celle de fouiller dans les tiroirs avec un certain cynisme pour aller dans des zones interdites et donc d’en savoir plus sur cette famille qui l’accueille volontiers.
Redoutable manipulateur, il n’a aucun scrupule et ne va pas tarder à séduire Esther, la mère de son ami Rapha. A la fois, en lui parlant , mais aussi en lui envoyant un poème. Il a bien conscience que la jeunesse et une certaine fragilité sont des atouts majeurs quand on cherche à attirer une femme. Encore adolescent, il a très vite compris que l’on peut, si on en a le courage et l’ambition, manipuler les autres , même s’ils appartiennent à un autre milieu social et surtout quand une femme n’a pas le même âge que lui.
Et, Claude en bon judoka de l’esprit mathématique, habitué à se servir de ses faiblesses contre l’adversaire, savoure ce genre de pratique. Il n’est pas vraiment voyeur, encore que.. Il a sans doute aussi un certain goût – sans en avoir bien conscience- pour les risques que comporte toute aventure sociale où les choses établies: amitiés, amours, réussite financière, ne durent jamais vraiment. Mais il y a parfois des surprises qui l’attendent au tournant: écrire des mots n’est pas aussi innocent et on peut facilement se laisser emporter par un petit récit fictif qu’on s’amusait à écrire. C’est ainsi que l’on tombe amoureux d’une femme comme Jeanne pour laquelle il n’éprouvait guère d’intérêt, puisqu’elle était simplement la mère de son copain Rapha.
Il l comprendra un peu tard que le petit jeu du pouvoir et de la séduction a ses limites , quand son professeur, à la fois admiratif mais excédé de le voir tourner autour de Jeanne, mettra un point final à leur relation en lui envoyant une belle gifle. Mais l’humilié n’est pas celui que l’on croyait…Le professeur, déstabilisé, a abandonné son rôle de grand initiateur: zéro partout et la balle au centre. Claude, à l’issue de cette histoire dont il est à la fois le créateur et le personnage central , aura peut-être acquis ses galons d’adulte.
La grande trouvaille de Mayorga est d’avoir fait de cet adolescent à la fois un personnage mais aussi une sorte de commentateur du propre récit qu’il est en train de vivre. Le fil conducteur est en fait l’écriture ,et la relation entre le professeur et son élève constitue la trame de cette pièce qui est aussi une sorte de roman d’apprentissage.Qui manipule qui ? Au début sans aucun doute possible, le professeur ,grâce à son expérience et à sa grande culture . Mais , à la fin, quand ils regardent deux femmes, on s’aperçoit que le gamin , très sensible aux choses du quotidien, a un regard beaucoup plus acéré que son maître en littérature.
Cela nous rappelle une séance de travaux dirigés à la Sorbonne, où, sur un passage difficile des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, une jeune camarade de licence a osé dire à Jacques Seebacher, par ailleurs éminent spécialiste de Victor Hugo, récemment disparu qu’elle ne voyait pas les choses comme lui. Et relisant la phrase, ,il avait simplement dit avec beaucoup d’humilité: « Exact, c’est vous qui avez raison »…
Cette mise à distance de la fiction fonctionne avec beaucoup d’efficacité dans le spectacle ; d’autant plus que Lavelli en a bien compris les mécanismes et signe ici une mise en scène de premier ordre. Tout est d’une précision exemplaire, et Lavelli sait parfaitement où il va quand il compose avec ses comédiens cette quête existentielle où la réalité, parfois glauque, n’est pas dénuée d’un certain humour. Il construit avec beaucoup de savoir-faire la simultanéité des scènes- ce qui parait aller de soi mais n’est en rien facile- et établit de remarquables passages entre le romanesque et le dramatique de pièce un peu longue qui aurait sans doute gagnée à être resserrée. Comme dit Edith Rappoport, toute pièce a toujours vingt minutes de trop…
Lavelli a imaginé un espace vide où chaque personnage est situé en pleine lumière,à la fois banal et exceptionnel, sans aucun échappatoire et c’est d’une totale efficacité. Bien dirigés, les acteurs, en particulier le jeune Sylvain Levitte (Claude ) et Nathalie Lacroix qui joue Esther, sont tous remarquables, même si Jorge Lavelli devrait veiller à ce qu’ils ne se mettent pas souvent à crier sans raison. Le décor a quelque chose d’un peu triste avec ces grands miroirs pas vraiment utiles ou cette photo projetée en fond de scène . A ces réserves près, c’est une belle réussite.
A voir ? Oui, si vous voulez découvrir un auteur exigeant mais encore peu joué en France; attention, ce type de pièce demande une attention soutenue mais il doit y avoir aussi une place dans le théâtre contemporain pour ce type d’écriture où l’auteur invite le public à réfléchir et, en somme, à devenir co-auteur . En effet, dit avec raison Lavelli, » le chemin dramaturgique n’est pas un jeu de piste balisé, certifié praticable. L’écriture de Mayorga , multiplie les points de vue,balaye toute certitude ».
Philippe du Vignal
L’ensemble du théâtre de Juan Mayorga est publié aux Solitaires Intempestifs.
Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, jusqu’au 12 avril.