En attendant Godot
En attendant Godot de Samuel Beckett, mise en scène de Bernard Lévy.
La pièce , célèbre, emblématique de tout le théâtre contemporain, fut créée au Théâtre Babylone, en 53 après avoir été écrite en 48 par un écrivain, seulement connu du monde littéraire, dans une petite salle en fond de cour boulevard Raspail , dirigée par Jean- Marie Serreau ( le père de Coline) qui, bien plus tard, créera le Théâtre de la Tempête.
La mise en scène était de Roger Blin auquel Suzanne , l’épouse de Beckett avait confié le manuscrit de Godot. On peut dire que, sur ce coup-là, comme sur beaucoup d’autres, Roger Blin , grand défricheur de textes , avait visé le centre de la cible…
Cette petite coopérative ouvrière du boulevard Raspail (Max Barrault, frère de Jean-Louis, Maurice Jarre…) vit aussi les débuts d’Adamov -Tous contre tous- avec Laurent Terzieff, et ceux de Roland Dubillard mais, faute d’argent, dut fermer deux ans plus tard. Voilà, c’était en une minute chrono, le petit cours matinal d’histoire du théâtre contemporain de du Vignal…
Bon, on revient à ce Godot ; la pièce n’est pas si souvent jouée que cela; Beckett lui-même, en avait fait une mise en en scène; Roger Blin l’avait reprise à la Comédie-Française en 78, puis Ottomar Krejca l’avait mis en scène au Festival d’Avignon avec Gorges Wilson, Rufus, et Michel Bouquet, puis aux Bouffes du Nord. La distribution était de tout premier ordre mais si, nos souvenirs sont bons, la mise en scène l’était un peu moins. A la lecture, aucune difficulté, quand on aborde Godot: tout est d’une clarté limpide, d’autant que les didascalies de Beckett sont d’une précision absolue.
Mais la mettre en scène peut entraîner bien des déboires: il n’y a guère d’action, ce sont plutôt, pourrait-on dire des micro-actions: une chaussure enlevée avec difficulté, une carotte que l’on mange, des coups porté à Lucky, quelques embrassades, la chute conjointe de Pozzo et de Lucky, un coup de fouet qui claque, etc… Il y faut donc des acteurs capables d’une grande concentration, y compris celui qui joue Lucky, toujours immobile et muet mais qui débite soudain un monologue délirant et absurde (l’un des purs joyaux comiques du théâtre français. Souvenons-nous que Beckett a écrit Film, réalisé par Alain Schneider en 1965, avec l’immense Buster Keaton…).
Et il y a justement dans Godot, une fascination pour le corps qui n’a cessé d’obséder Beckett toute sa vie, qui, on l’oublie trop souvent, fut jeune, bon sportif, puis remarquable résistant qui souffrit beaucoup de la mort de son ami Peron en camp de concentration.Et les allusions au second acte de Godot sont claires: la « mort de billions d’autres », la mention de charnier, d’ossements… mais il y a aussi cette espèce de faim permanente ( souvenir de l’Occupation?) de Wladimir et d’Estragon qui a, dans ses poches , une carotte, des navets, une rondelle de radis noir. Pozzo lui, a sa bouteille de rouge,du pain et un morceau de poulet dont il jette les os que ramasse, vite fait, Wladimir après lui avoir demandé l’autorisation…
Fascination du corps douloureux: les plaies du corps, celle des chaussures et de la corde autour du cou de Lucky ou les coups de pied au tibia portés sans ménagement au même Lucky , les exercices d’assouplissement que Wladimir et Estragon essayent de faire, la cécité de Pozzo. Bref, c’est donc bien du corps ausssi dont il est question ici… Toujours présent et assez bien rendu dans la mise en scène de Bernard Lévy, qui sait faire dire au mieux les fameuses répliques par ses comédiens: Gilles Arbona, Thierry Bosc, Garlan Le Martelot, Georges Ser, Patrick Zimmerman, qui font tous un travail efficace et remarquable de sobriété: à la fois dans l’impeccable articulation du texte que l’on entend bien, comme dans la gestuelle de chaque scène.
La mise en scène de Bernard Lévy semble parfois un peu sèche, et le début du second acte est un peu mou, mais, malgré cela ,et quelques effets de bruitages inutiles, ses comédiens savent très bien dire le temps passé à attendre , l’aliénation à un autre, l’absence d’ancrage dans un lieu indéterminé (Route à la campagne avec un arbre, dit la première didascalie), et la fatigue de marcher depuis six heures …
Et ce n’est pas si facile de rendre cette immobilité de pauvres êtres passant leur temps à bavasser de choses insignifiantes mais qui disent tout de la condition humaine, de la vie dont ils ne veulent plus et, qu’en même temps, ils refusent de quitter. Les personnages de Beckett n’ont en effet aucune raison de vivre, sinon de d’attendre Godot et de parler; le langage devient en quelque sorte leur bouée de sauvetage dans ce désespoir le plus absolu, dans cette attente infernale de ce Godot plus d’une dizaine de fois invoqué et qui ne viendra jamais.
Et ce langage, quand il est bien servi comme ici, devient des plus savoureux, toujours à la croisée du comique teinté d’absurdité et du tragique le plus noir. Il y a un amour de la langue française étonnant chez Beckett: que l’on songe à cette citation délirante de ces noms dans le monologue de Lucky: Poinçon et Wattman, Testu et Conard, Fartov et Bellcher, Steinweg et Petermann , qui semblent faire comme un écho verbal à ces deux paires de personnages: Wladimir et Estragon, Pozzo et Lucky. Mais il y a aussi quantité d’autres phrases qui sont devenues en cinquante ans des phrases cultes souvent citées, du genre: » çà fait passer le temps/ Il serait passé sans ça/ Oui, mais moins vite »… Ou cette suite aussi sublime que loufoque: « Ne disons pas de mal de notre époque, elle n’est pas plus malheureuse que les précédentes; n’en disons pas de bien non plus. N’en parlons pas. Il est vrai que la population a augmenté ». Ou encore une petite dernière pour la route, avec ou sans arbre: » Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau ».
A voir? Oui, sans aucun doute…
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Athénée jusqu’au 28 mars.
Crédits photos: Clémence Hérout , photos de répétition.