Les Européens (combats pour l’amour)

Les Européens (combats pour l’amour) de Howard Barker mise en scène de Christian Esnay.

image12.jpgLes mises en scène des Européens (écrit en 1993) et de Tableaux d’une exécution (écrit en 1984) conçues comme diptyque (les deux pièces jouées par les mêmes acteurs dans le même décor, font partie d’un projet plus vaste de Christian Esnay mené depuis plusieurs années : « faire se confronter des textes de théâtre pour montrer et interroger le travail théâtral en montrant l’envers du décor, la machine » L’histoire, en l’occurence la bataille de Vienne en 1683 et la victoire de la coalition de l’Europe chrétienne repoussant la menace de l’invasion ottomane, sert de métaphore à Howard Barker pour parler dans Les Européens de notre Europe communautaire en train de se construire et pour interroger les bases et les contradictions de cette construction. « Ne construisons-nous pas notre Europe bien-pensante, cherchant à donner d’elle-même une image flatteuse, refoulant en même temps toute violence, toute apparence de conflit, y compris religieux ? Qu’est-ce qu’un Européen ? Une identité européenne ? » La référence historique, Vienne 1683, l’Europe chrétienne face à l’Empire Ottoman et à l’islam, choisie par Barker est évocatrice à plusieurs titres de l’actualité : polémique sur l’entrée éventuelle de la Turquie dans l’Europe et au-delà opposition Orient – Occident, choc des cultures et des civilisations…
Dans un paysage après la bataille, après la catastrophe où le chaos et l’horreur mettent en crise toutes les valeurs morales, la souffrance, l’abomination, la famine, l’ambition, la conquête du pouvoir bref la nécessité de survivre, de réinventer une nouvelle vie, font exploser tous les tabous et poussent à l’extrême les protagonistes des Européens. Les destins des victimes de guerre, des soldats qui l’ont fait, de ceux qui s’en sont tirés sans trop de séquelles, opportunistes, anesthésiés à l’horreur environnante, des vainqueurs enfin avec en tête Léopold Ier, cynique, manipulateur, retrouvant le pouvoir et son empire, se croisent et s’imbriquent. Au premier plan : Katryn, figure de la féminité tragique, blessé, violée autant par les Turcs que par les soldats de la coalition, victime emblématique de la guerre, sacrifiée sur l’autel de la réconciliation, le général Starhemberg, héros national, sauveur de Vienne, errant dans la ville libérée, ruinée, aux prises avec ses doutes, son dégoût des hommes, en quête d’un être qui serait encore digne de compassion, d’amour, enfin le prêtre Orphuls, opportuniste, lâche, dépouillé totalement de sentiments, qui veut devenir évêque et tue sa mère, s’éprouvant ainsi dans la cruauté pour pouvoir connaître la pitié.
Sur ce champ de ruines matérielles et humaines, s’élabore et se décante dans le sang, dans le calcul et le sacrifice, le nouvel empire, le nouvel ordre avec Léopold Ier aux commandes.
Tous les grands thèmes barkeriens sont là : les instincts les plus bas, les pulsions meurtrières libérées dans la lutte pour la survie, l’absence de Dieu comme recours, la religion instrumentalisée par le jeu politique (« cette fois c’est Dieu qui a culbuté Allah »), la folie, le délire du discours politique (« les fous sont les orateurs de notre époque »), la souffrance et le sacrifice des victimes à la bonne conscience, à l’histoire, à l’ordre restauré, le rapport de l’artiste, des médias et du pouvoir qui leur impose sa vision de la réalité.
Une belle traduction de Mike Sens relève l’humour macabre, l’ironie extrême, la dérision à résonance parfois blasphématoire, la crudité du langage, jamais vulgaire, à la fois exutoire et écran à la souffrance « je cherche à me cacher derrière le langage » dit Katryn.
Christian Esnay relevant le défi de la complexité structurelle et thématique de la pièce, sans jamais simplifier, réussit à architecturer sur scène ses multiples pistes et ses points névralgiques. Son parti pris « du théâtre se faisant à vue » est tenu d’un bout à l’autre du spectacle avec une admirable cohérence : les acteurs arpentant la scène avant que le spectacle ne commence, tous les changements du décor, des costumes, la machinerie, se font à vue. Le décor modulable avec des éléments mobiles pour structurer les divers plans de jeu dans l’espace, au fond de scène une grande toile blanche tendue qui a un moment s’affaisse puis remonte, sur les côtés des portants avec les costumes, deux escaliers roulants qui parfois regroupés servent d’estrade, un siège orientable, enfin un plancher suspendu à mi-hauteur.
Les résonances entre les deux époques : 1683 et la nôtre, apparaissent constamment dans la mise en scène, intégrées en même temps, sans ostentation, dans les costumes : références aux uniformes militaires anciens et contemporains, tenues civiles contemporaines. Le jeu des acteurs, certains jouant plusieurs personnages, parfaitement orchestré, passant du récit au dialogue et à la parole adressée au public, décalé du réalisme, se tient constamment sur le fil entre l’émotion violente et sa maîtrise ironique. Même esthétique d’image métaphorique ou ironique pour les situations de violence, jamais manifeste sur scène. Ce qui produit un effet bien plus fort.
Quelques interprètes se dégagent particulièrement : Nathalie Vidal crée Katryn bouleversante, abîmée dans son délire douloureux, réduite à l’impuissance d’objet hurlant, sacrifiée comme figure rédemptrice, dépossédée de volonté, anéantie. La scène où on lui arrache son bébé Concilia, enfant du viol, pour le donner aux Turcs, est d’une violence insoutenable. Gérard Dumesnil crée un prêtre lâche et vil, sans foi ni scrupules, Stefan Delon confère au général Strahemberg une authenticité tragique d’un être affrontant l’horreur de sa victoire et la faillite des principes de la civilisation qu’il a sauvée. Enfin Thierry Vu Huu époustouflant en empereur Léopold, lâche et machiavélique, l’homme qui domine et qui rit, manipulant, tel un metteur en scène, à la fois la nouvelle réalité qui se met en place et son image.
Bel ouvrage de théâtre, sans doute le plus en phase avec le sens, la portée et l’esthétique scénique du théâtre de la catastrophe barkerien. Un spectacle à voir d’urgence.

Irène Sadowska Guillon.

Les Européens (combats pour l’amour) de Howard Barker mise en scène Christian Esnay
du 12 aux 25 mars 2009 au Théâtre de l’Odéon – Théâtre de l’Europe Ateliers Berthier


Archive pour 17 mars, 2009

Les Européens (combats pour l’amour)

Les Européens (combats pour l’amour) de Howard Barker mise en scène de Christian Esnay.

image12.jpgLes mises en scène des Européens (écrit en 1993) et de Tableaux d’une exécution (écrit en 1984) conçues comme diptyque (les deux pièces jouées par les mêmes acteurs dans le même décor, font partie d’un projet plus vaste de Christian Esnay mené depuis plusieurs années : « faire se confronter des textes de théâtre pour montrer et interroger le travail théâtral en montrant l’envers du décor, la machine » L’histoire, en l’occurence la bataille de Vienne en 1683 et la victoire de la coalition de l’Europe chrétienne repoussant la menace de l’invasion ottomane, sert de métaphore à Howard Barker pour parler dans Les Européens de notre Europe communautaire en train de se construire et pour interroger les bases et les contradictions de cette construction. « Ne construisons-nous pas notre Europe bien-pensante, cherchant à donner d’elle-même une image flatteuse, refoulant en même temps toute violence, toute apparence de conflit, y compris religieux ? Qu’est-ce qu’un Européen ? Une identité européenne ? » La référence historique, Vienne 1683, l’Europe chrétienne face à l’Empire Ottoman et à l’islam, choisie par Barker est évocatrice à plusieurs titres de l’actualité : polémique sur l’entrée éventuelle de la Turquie dans l’Europe et au-delà opposition Orient – Occident, choc des cultures et des civilisations…
Dans un paysage après la bataille, après la catastrophe où le chaos et l’horreur mettent en crise toutes les valeurs morales, la souffrance, l’abomination, la famine, l’ambition, la conquête du pouvoir bref la nécessité de survivre, de réinventer une nouvelle vie, font exploser tous les tabous et poussent à l’extrême les protagonistes des Européens. Les destins des victimes de guerre, des soldats qui l’ont fait, de ceux qui s’en sont tirés sans trop de séquelles, opportunistes, anesthésiés à l’horreur environnante, des vainqueurs enfin avec en tête Léopold Ier, cynique, manipulateur, retrouvant le pouvoir et son empire, se croisent et s’imbriquent. Au premier plan : Katryn, figure de la féminité tragique, blessé, violée autant par les Turcs que par les soldats de la coalition, victime emblématique de la guerre, sacrifiée sur l’autel de la réconciliation, le général Starhemberg, héros national, sauveur de Vienne, errant dans la ville libérée, ruinée, aux prises avec ses doutes, son dégoût des hommes, en quête d’un être qui serait encore digne de compassion, d’amour, enfin le prêtre Orphuls, opportuniste, lâche, dépouillé totalement de sentiments, qui veut devenir évêque et tue sa mère, s’éprouvant ainsi dans la cruauté pour pouvoir connaître la pitié.
Sur ce champ de ruines matérielles et humaines, s’élabore et se décante dans le sang, dans le calcul et le sacrifice, le nouvel empire, le nouvel ordre avec Léopold Ier aux commandes.
Tous les grands thèmes barkeriens sont là : les instincts les plus bas, les pulsions meurtrières libérées dans la lutte pour la survie, l’absence de Dieu comme recours, la religion instrumentalisée par le jeu politique (« cette fois c’est Dieu qui a culbuté Allah »), la folie, le délire du discours politique (« les fous sont les orateurs de notre époque »), la souffrance et le sacrifice des victimes à la bonne conscience, à l’histoire, à l’ordre restauré, le rapport de l’artiste, des médias et du pouvoir qui leur impose sa vision de la réalité.
Une belle traduction de Mike Sens relève l’humour macabre, l’ironie extrême, la dérision à résonance parfois blasphématoire, la crudité du langage, jamais vulgaire, à la fois exutoire et écran à la souffrance « je cherche à me cacher derrière le langage » dit Katryn.
Christian Esnay relevant le défi de la complexité structurelle et thématique de la pièce, sans jamais simplifier, réussit à architecturer sur scène ses multiples pistes et ses points névralgiques. Son parti pris « du théâtre se faisant à vue » est tenu d’un bout à l’autre du spectacle avec une admirable cohérence : les acteurs arpentant la scène avant que le spectacle ne commence, tous les changements du décor, des costumes, la machinerie, se font à vue. Le décor modulable avec des éléments mobiles pour structurer les divers plans de jeu dans l’espace, au fond de scène une grande toile blanche tendue qui a un moment s’affaisse puis remonte, sur les côtés des portants avec les costumes, deux escaliers roulants qui parfois regroupés servent d’estrade, un siège orientable, enfin un plancher suspendu à mi-hauteur.
Les résonances entre les deux époques : 1683 et la nôtre, apparaissent constamment dans la mise en scène, intégrées en même temps, sans ostentation, dans les costumes : références aux uniformes militaires anciens et contemporains, tenues civiles contemporaines. Le jeu des acteurs, certains jouant plusieurs personnages, parfaitement orchestré, passant du récit au dialogue et à la parole adressée au public, décalé du réalisme, se tient constamment sur le fil entre l’émotion violente et sa maîtrise ironique. Même esthétique d’image métaphorique ou ironique pour les situations de violence, jamais manifeste sur scène. Ce qui produit un effet bien plus fort.
Quelques interprètes se dégagent particulièrement : Nathalie Vidal crée Katryn bouleversante, abîmée dans son délire douloureux, réduite à l’impuissance d’objet hurlant, sacrifiée comme figure rédemptrice, dépossédée de volonté, anéantie. La scène où on lui arrache son bébé Concilia, enfant du viol, pour le donner aux Turcs, est d’une violence insoutenable. Gérard Dumesnil crée un prêtre lâche et vil, sans foi ni scrupules, Stefan Delon confère au général Strahemberg une authenticité tragique d’un être affrontant l’horreur de sa victoire et la faillite des principes de la civilisation qu’il a sauvée. Enfin Thierry Vu Huu époustouflant en empereur Léopold, lâche et machiavélique, l’homme qui domine et qui rit, manipulant, tel un metteur en scène, à la fois la nouvelle réalité qui se met en place et son image.
Bel ouvrage de théâtre, sans doute le plus en phase avec le sens, la portée et l’esthétique scénique du théâtre de la catastrophe barkerien. Un spectacle à voir d’urgence.

Irène Sadowska Guillon.

Les Européens (combats pour l’amour) de Howard Barker mise en scène Christian Esnay
du 12 aux 25 mars 2009 au Théâtre de l’Odéon – Théâtre de l’Europe Ateliers Berthier

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