Tableau d’une exécution
Tableau d’une exécution d’Howard Barker mise en scène de Christian Esnay
Constituant un diptyque, les mises en scène de Christian Esnay des Européens et de Tableau d’une exécution (jouées par le même groupe d’acteurs) s’inscrivent dans le même dispositif scénique de François Mercier et fonctionnent sur le même principe des changements à vue, du travail théâtral dévoilé. Un décor modulable avec des éléments mobiles : deux escaliers roulants, un plancher suspendu a mi-hauteur, plusieurs rideaux, délimitent et suggèrent divers lieux. Il existe en effet des points communs entre les deux pièces : bataille de Vienne qui arrête l’invasion des Turcs dans Les Européens, victoire sur les Turcs à la bataille navale de Lépante dans Tableau d’une exécution, la chrétienté et l’Église triomphant dans les deux cas sur l’islam, les figures centrales des femmes : Katryn et Anna Galactia, victimes du pouvoir qui contrôle et récupère tout, une société (à Vienne et à Venise) soumise au consensus de la vérité politique. Dans les deux pièces, la référence à l’histoire sert de métaphore pour parler de notre époque; dans Tableau d’une exécution, Barker traite de la relation de l’artiste et du pouvoir, de la responsabilité des artistes et des commanditaires de leurs œuvres vis-à-vis de l’histoire, de la vérité historique.
Cette relation conflictuelle vécue intimement par Howard Barker, écrivain et peintre, s’incarne dans le conflit qui oppose Anna Galactia, une femme peintre, et le puissant Doge de la République de Venise Urgentino qui lui commande un tableau gigantesque, célébration de la victoire sur les Turcs, exaltant l’héroïsme vénitien à la bataille de Lépante. Mais Galactia , aussi libre et non conformiste dans sa vie que dans son art, malgré les conseils et les mises en garde de ses proches , défie le pouvoir en peignant la vérité scandaleuse, sanglante de la bataille, l’horreur du carnage.
Galactia, intraitable est jetée en prison, et son tableau politiquement incorrect est soustrait au regard, et Carpeta, l’amant de Galactia et peintre médiocre, étant chargé de revoir le tableau héroïque plus conforme à la « vérité politique ». Devant la médiocrité de l’œuvre, le Doge, grand amateur d’art et fin stratège, change alors de tactique : une certaine forme de tolérance n’est-elle pas une arme bien plus efficace que la censure brutale pour neutraliser la force subversive du chef-d’œuvre de Galactia ? Comme dans Les Européens, Katryn, victime, reconnue et « archivée » comme telle, ne gêne plus, ici l’œuvre d’art, sa scandaleuse vérité, autorisée, exposée, expliquée, banalisée, n’est plus dangereuse. « Nous absorbons tout », « nous devons faire preuve d’une ouverture d’esprit », « dans 100 ans ce tableau inspirera le respect », dira le Doge.
Christian Esnay met en œuvre, avec une remarquable cohérence et efficacité , un théâtre se fait à vue : modelage des divers espaces de jeux par les éléments mobiles du décor et le jeu des rideaux (peut-être à certains moments un peu excessif), interventions du metteur en scène et reprises de certaines parties de scène, changement d’acteurs pour jouer le même rôle, ruptures instantanées de style, de registre de jeu, de ton. Allant du comique parfois bouffon à l’ironie et à l’humour macabre, déstabilisant le tragique qui affleure, le jeu reste toujours dans l’artifice du théâtre. Ces procédés renforçant le décalage du réalisme, amplifient l’ambiguïté, la part paradoxale, l’identité complexe de certains personnages identifiés clairement comme personnages de théâtre. Anna Galactia par exemple, jouée par des acteurs hommes et femmes, est à la fois une figure emblématique, intemporelle, de l’artiste rebelle et un être extrême, complexe et contradictoire, femme libre, d’une énergie impétueuse, sans concession, ambitieuse, arrogante et cruelle mais aussi sensuelle, maternelle. On la voit à l’œuvre dans son atelier en train de concevoir et d’élaborer son tableau que nous, les spectateurs, ne verrons jamais, mais dont l’intolérable, l’effroyable réalité nous parvient à travers les effets sonores évoquant la bataille, les regards, les commentaires et les mises en garde des visiteurs de Galactia : sa fille, Carpeta, Urgentino et les modèles, traités par moment sur le mode choral.
La traduction de Jean-Michel Déprats rend bien la truculence, la force, la violence, l’ironie dévastatrice du langage de Barker. Les tableaux s’enchainent rapidement, parfois s’imbriquent. La tension dramatique ne faiblit jamais. Belles inventions dans la gestion du jeu. Le comique, le dérisoire désamorçant sans cesse le tragique, trivialisant la douleur, l’horreur, confèrent au défi et à la lutte de Galactia, prise dans le filet du consensus triomphant, une dimension profondément tragique. Rose Mary d’Orros en Gina Rivera, critique d’art lucide et cynique, tout comme Laurent Pigeonnat en Urgentino, politicien machiavélique, sont fabuleux. La scène où Galactia contemple la foule défilant devant son tableau, récupéré et broyé par le jargon médiatique, est saisissante. Une double mise à mort symbolique de l’artiste et de son œuvre. Une mise à mort du tragique que Christian Esnay rend bien dans sa mise en scène. La danse finale ici rappelle le rire répété de l’Empereur Léopold dans Les Européens.
Irène Sadowska Guillon
Tableau d’une exécution d’Howard Barker
mise en scène Christian Esnay
Théâtre de l’Odéon – Théâtre de l’Europe
Ateliers Berthier
du 26 mars au 11 avril 2009
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