Avec le couteau le pain
Avec le couteau le pain, texte et mise en scène de Carole Thibaut
Carole Thibaut avait achevé ce texte en 2004 et n’avait pu le monter qu’il y a deux ans; à part quelques représentations au Lavoir Moderne Parisien, puis au T.E.P., elle le remonte encore à Confluences. C’est l’histoire d’une jeune fille encore presque gamine qui doit subir à la fois d’abord l’autoritarisme monstrueux du père et la bêtise passive de la mère, avant d’être la proie du grand méchant loup en la personne de Norbert, le fils d’un très bon ami de son père qui vient lui donner des leçons de maths. Et qui ferait bien un gendre parfait mais la gamine pense que cette fois-ci, il faut dire stop.. à cette machination familiale où le fameux Norbert a tendance à reproduire le système monstrueux d’oppression qu’elle a dû subir auparavant. Voilà pour la trame de l’histoire qui fait souvent penser aux contes des Frères Grimm ou à ceux de Lewis Caroll.
Carole Thibaut sait admirablement défendre le texte à l’écriture très épurée de Carole Thibaut auteur. Et sa mise en scène est d’une précision absolue pour rendre les arcanes d’un univers à la fois enfantin et proche du cauchemar , d’abord parce qu’elle n’en est pas à son coup d’essai, et qu’elle utilise au mieux les techniques du théâtre d’ombres humaines ou de marionnettes, ( On sait que les choses sont encore plus convaincantes quand on les devine seulement.) mais aussi celles beaucoup plus sophistiquées et tout à fait remarquables de la voix amplifiée et de la création sonore ( Pascal Bricard) ou d’une partition lumière ( Didier Brun),qui sculpte littéralement l’espace et le temps. En fait, tout se passe comme si deux univers se juxtaposaient: celui des parents et de Norbert, et celui de la gamine qui voit les objets de la vie quotidienne comme démesurés: le fusil de papa est gigantesque, les verres de vin sont dix fois leur taille, et la très grande table familiale sert aussi d’espace où les comédiens évoluent la plupart du temps… La scénographie imaginée aussi par Carole Thibaut, femme orchestre, est ainsi intelligemment mise au service de cette charge contre un système parental qui obéit aux normes formatées de la société , qui est en fait très violent, et dont la gamine n’a aucune chance de s’échapper sinon par… la violence.
Carole Thibaut n’accuse personne mais constate la formidable emprise des valeurs familiales, en développant une écriture théâtrale très précise où le pathos n’a pas droit de cité; elle semble œuvrer avec distance, sans avoir l’air d’y toucher,ce qui rend les choses encore plus efficaces. D’autant qu’elle ne commet aucune erreur quant à la direction d’acteurs: Marylin Even, Claude Baqué, Karen Ramage, Charly Totterwitz, et Sarah Espour , en coulisses pour les ombres, sont tous remarquables. Avec une préférence pour Karen Ramage( la gamine) qui possède une présence et une gestuelle de tout premier ordre.
Le seul léger reproche: Carole Thibaut devrait, dans une aussi petite salle que Confluences, ne pas demander à Claude Baqué de crier autant mais ce spectacle, brillantissime, qui- tant pis, si elle se sent écrasée par la comparaison- possède tant sur le plan dramaturgique que plastique , les mêmes qualités que ceux du grand Kantor. Même simplicité du texte, même maîtrise de la scénographie à la fois du côté du plateau que des accessoires, même intelligent recours aux techniques du son et de la lumière pour renforcer la prise de parole, même qualité du jeu… Espérons que le spectacle se rejouera encore, sur une plus longue série. Surtout, n’hésitez pas à le voir s’il passe près de chez vous. Avec le couteau le pain démontrerait , s’il le fallait encore, que la beauté théâtrale peut surgir de l’horreur humaine!
Philippe du Vignal
Le texte est publié aux éditions Lanzmann.
Théâtre Confluences, jusqu’au 11 avril, ATTENTION , le 11 avril, c’est demain samedi, dans la cadre de la première édition de La Genre Humaine, à Confluences, consacrée à la présentation de spectacles, débats, ateliers, lectures qui ont pour thème l’évolution de la situation des femmes , dans la mesure où le bouleversement des regards, comme dit Carole Thibaut, a suscité des expériences artistiques et humaines radicalement différentes.
Mai 68 est à la fois très loin, et Carole Thibaut n’était pas encore née mais l’on n’en finit pas de mesurer la coupure qui s’est produite en termes artistiques; imagine-t-on un spectacle comme Avec le couteau le pain dans ces années-là? Dans un précédent article, je citais un programme de la Comédie-Française où les actrices du Songe de Strindberg étaient citées sur une liste à part ,après bien entendu , leurs collègues masculins! Bref, on revient de loin…!
Enfin, Dominique Hervieu , Muriel Mayette , Julie Brochen sont directrices de trois des plus grands théâtres nationaux, et on espère de tout coeur que Carole Thibaut qui est candidate à la direction du Centre dramatique de Thionville pourra l’obtenir si on ne lui refait pas le coup fait à Guy Freixes , éliminé après avoir été choisi sur concours à un poste similaire et qui a subi la loi de l’Albanotron ou de l’Elysée, ou des deux, sans aucun ménagement. C’est sans doute ce que l’on appelle en démocratie, le fait de la princesse…
Je n’ai pas vu le spectacle, et cette analyse donne vraiment envie de découvrir la mise en scène de l’auteur. Mais j’ai acheté le texte il y a déjà un moment, publié aux Editions Sambre, d’une date antérieure à celle de Lanzmann, et il m’avait donné, à la seule lecture, un immense bonheur.
Belle analyse de ce spectacle important dont j’avais parlé dans mon blog à la création au LMP. Carole est une belle personne à tous les sens du terme, une grande artiste !