Quartett
Quartett d‘Heiner Müller, texte de Jean Jourd’heuil et Béatrice Perregaux, mise en scène de Fargass Assandé.
Heiner Müller était né en 29 et est mort en 95; déchiré entre les deux Allemagnes ( Ouest et Est pour ceux qui n’ont pas connu cette époque), il adapta plusieurs tragédies grecques, traduira ou réécrira des pièces de Shakespeare; il fut aussi dramaturge au très fameux Berliner Ensemble de 70 à 76 et à la Volksbühne après 76 puis ses premières pièces, Traktor , Germania et Mort à Berlin furent créées par Karge et Langhoff à Berlin et à Munich par Ernst Wendt.
Mais, curieusement, Muller ne s’enfuira pas, comme beaucoup d’autres, d’Allemagne de l’Est et écrira plusieurs pièces qui firent date dans l’histoire du théâtre contemporain comme Hamlet Machine créée à Paris par Jean Jourdheuil, puis La Mission, et ce fameux Quartett ( 1980) inspiré du célèbre roman de Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, écrit exactement deux siècles avant. C’est un peu la pièce culte de cet écrivain, à l’intelligence et au sens du théâtre remarquables, que je n’ai malheureusement rencontré qu’une seule fois. Quartett a été mise en scène, notamment par Bob Wilson avec Isabelle Huppert et Ariel Garcia Valdes ,puis par Hans-Peter Cloos avec Dominique Valadié et Niels Arestrup, par Langhoff aussi avec Muriel Mayette et François Chattot , et lue par Samy Frey et Jeanne Moreau au Festival d’Avignon . Bref, que du beau monde… Mais la pièce n’est pas facile à monter…Et tout le monde n’est pas Bob Wilson!
Il n’en fallait pas tant- et c’est tant mieux- pour impressionner Fargass Assandé, comédien et metteur en scène ivoirien qui a décidé avec sa petite compagnie de s’emparer du texte de Müller, et qui a réussi à faire coproduire son spectacle par la comédie de Caen et par les centres culturels français de Ouagadougou, Bamako, Niamey et…par Cahors. Les trois autres comédiens: Odile Sankara est Burkinabé, Mbile Yaya Bitang est Camerounaise, Ibrahim Malangoni est Nigérien.
Le texte est relativement court (quelque vingt pages) mais d’une densité et d’une dureté impitoyable où l’on dit les choses sans détour, qu’il s’agisse du sexe, de la mort omniprésente et de l’impitoyable pouvoir que les humains exercent sur d’autres humains. C’est comme une sorte de précipité des Liaisons dangereuses à l’heure où les deux vieux complices/amants/ennemis se retrouvent pour régler les soldes de tout compte entre leurs relations pour le moins ambigues. Cela se passe dans un salon d’avant la Révolution française puis dans un bunker après la troisième guerre mondiale, dit curieusement Müller; c’est à dire, en fait partout et nulle part.
Fargass Assandé a décidé de projeter ce qu’il appelle un conflit de société, qui est plutôt un conflit entre des êtres humains qui ont fait de leur vie un théâtre cruel où tous les coups, même s’ils sont feutrés, sont absolument permis. Quartett est une sorte de transgression par le biais de la parole. Valmont et Merteuil ne se font aucun cadeau même s’il reste encore, semble-t-il, de leur passion défunte une belle nostalgie: » Ah! l’esclavage des corps, le tourment de vivre et de ne pas être Dieu. Avoir une conscience et pas de pouvoir sur la matière », dit la marquise de Merteuil, après avoir déclaré sans scrupules à Valmont: « Pourquoi vous haïrais-je. Je ne vous ai jamais aimé ». Erotisme et sensualité,passion des corps et cynisme de l’esprit : Heiner Müller ne craint pas d’employer les mots les plus crus: « Notre mémoire a besoin de béquilles: on ne se souvient plus des diverses courbes des queues sans parler des visages: une ombre ». C’est écrit au scalpel et l’on comprend que nombre de metteurs en scène aient eu envie de monter ce texte magnifiquement traduit Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux.
Que pouvait en faire un metteur en scène comme Fargass Assandé qui tenait à le situer dans un contexte africain avec des comédiens issus de différents pays qui possèdent en commun non seulement la langue mais la culture française? Cela valait le coup d’y aller voir; il dit en effet que les personnages de Laclos revus et corrigés par Heiner Müller peuvent très bien être ceux qu’il appelle » les émancipés noirs d’aujourd’hui » avec leur perversité, et leurs désirs profonds » qui sont les mêmes que ceux de leurs homologues européens, Merteuil et Valmont, les chefs d’orchestre de ce jeu malsain ,ne cachent-ils pas un ministre, un député ou un riche commerçant de nos tropiques ».
Bref, le sexe et la mort, vieux complices de « ces gens de la haute qui n’ont rien d’autre à faire que de se pervertir et pervertir le monde », ajoute Fargass Assandé ,rejoignant la phrase de Müller: « notre métier sublime, à nous est de tuer le temps ». D’un côté ,les puissants et les riches qui peuvent se permettre de jouer avec leur corps, et puis les autres priés de s’en servir, quitte à les maltraiter, pour faire tourner la société. Autrement dit, les » deuxièmes bureaux » comme on dit au Bénin, les jeux sexuels entre gens qui possèdent le pouvoir politique et social, les jeune filles qu’un personnage important séduit sans scrupule, grâce à son argent et à ses relations… Rien ne change vraiment , que ce soit au 18 ème siècle, ou après, dans les beaux appartements parisiens, ou dans les capitales africaines actuelles.
La mise en scène de Fargass Assandé est d’une rigueur exemplaire; chez Müller, ne sont en scène que Valmont et la Merteuil; il a choisi, lui, de placer côté jardin les deux protagonistes qui jouent leurs personnages en mimant parfois l’autre (Merteuil imite Valmont séduisant Madame de Tourvel incarnée par Valmont ). Dans un décor miminal: un canapé en cornes et peau de zébu posé sur un tapis de chèvre et mouton.Mais Assandé a aussi choisi d’installer, comme en miroir, un autre couple côté cour, juste assis sur un tronc d’arbre, qui est comme une extension en images et en mots des sentiments de Valmont et de Merteuil. Soit la jeune Cécile de Volanges et la Présidente de Tourvel, sorte de victimes expiatoires.Les deux couples ayant de beaux costumes identiques pour renforcer encore l’effet miroir.
Tout est permis, surtout avec ce type de texte, mais il n’est pas certain qu’ici, cela fonctionne tout à fait. On comprend bien ce qu’a voulu faire Assandé : ne pas raconter vraiment une histoire, éviter le piège de l’exotisme africain et construire une mise en scène qui irait vers une transgression du texte.
Mais cet exercice de style autour d’un double anéantissement, était-il bien nécessaire? Pas si sûr mais, en tout cas, l’exercice en question est du genre virtuose, même si les faibles lumières qui devraient selon Fargass Assandé, aider au découpage de l’espace et raconter l’opposition des sexes, sont plutôt ratées. Mais, aucun doute là-dessus, le metteur en scène sait diriger ses comédiens, notamment Odile Sankara / Merteuil qui a souvent joué en France avec Pierre Guillois, Jean-Lambert Wild, et Jean-Louis Martinelli.Et , comme il y a un excellent rythme, le temps passe très vite.
Alors, à voir? Oui, si vous avez envie de voir le travail intelligent et subtil d’une jeune compagnie africaine, et/ou de découvrir la pièce finalement peu jouée , ou enfin de la redécouvrir sous un autre jour.
Philippe du Vignal
Le spectacle, créé à Ouagadougou le 6 février dernier et a été joué un partout en Afrique de l’Ouest; les représentations ont lieu jusqu’au 7 mai à la Comédie de Caen, puis le 13 mai à Cahors et le 1 er, le 2 et 3 octobre aux Francophonies de Limoges.
Si vous avez un euro à dépenser, achetez le petit carneum où il y a quelques beaux textes , notamment celui d’Odile sankara, un entretien de Farkass Assandé avec Jean-Pierre Han ou encore, à propos de Müller, celui de Jean Jourdheuil.