Les Orages désirés, opéra de Gérard Condé et Christian Wasselin.
Il est rare que la représentation d’un nouvel ouvrage lyrique donne à ce point l’impression d’un accomplissement. C’est pourtant ce que l’on éprouve après la représentation des Orages désirés à l’Opéra d’Avignon (dans une coproduction avec le Grand-Théâtre de Reims, où le spectacle a été présenté en février dernier).
Les Orages désirés avaient été créés une première fois, mais en version de concert, à la Maison de Radio France en 2003, année du bicentenaire de la naissance de Berlioz. Pour célébrer l’événement, Christian Wasselin, à qui l’on doit plusieurs ouvrages consacrés au compositeur (Berlioz, les deux ailes de l’âme, chez Gallimard ; Berlioz ou le voyage d’Orphée , aux éditions du Rocher) avait eu l’idée de proposer à Gérard Condé un livret inspiré des amours de Berlioz adolescent, au moment où celui-ci, submergé par le sentiment qu’il éprouve pour la jeune Estelle, de cinq ans son aînée, comprend que la musique peut seule le sauver de la mélancolie.
Si Berlioz est né en 1803, René, le roman de Chateaubriand, date de 1802 ; or, c’est dans ce livre, véritable manifeste du «vague des passions», que le héros s’écrie : «Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie». La filiation est on ne peut plus claire, et on se demande même si «ce livre qui me fait mal aujourd’hui», dont parle Hector au deuxième tableau de l’opéra, n’est pas René… A moins qu’il ne s’agisse d’Hamlet, qui intervient dans Les Orages désirés, cette fois sous la forme de marionnettes.
Riche de références, le livret de Christian Wasselin n’a cependant rien de didactique ou de démonstratif. L’auteur a le sens de la poésie et se sent trop proche de son personnage (comme il est l’intime du jeune Schumann dans son roman Clara), et il s’est trop peint lui-même pour éviter de nous donner un cours de romantisme appliqué. Et l’épisode des Cent-Jours (nous sommes en 1815), dont il fait habilement la toile de fond historique, est là pour nous rappeler combien l’épopée napoléonienne a gonflé bien des jeunes cœurs de cette époque.
Le livret, en quatre tableaux comme les quatre saisons, met en scène la vie de la famille Berlioz, les fantaisies d’un père acupuncteur (ce qu’était le docteur Louis Berlioz), la communion puis la maladie de Nanci, la petite sœur chérie de Berlioz, les leçons de musique données par un fantasque maître de musique appelé Corsino, autant de scènes quotidiennes qui tranchent avec la violence des sentiments d’Hector, tour à tour éperdu d’amour, épris de solitude, exalté, désespéré, adolescent dans le sens le plus riche du terme. Tout est évoqué avec justesse et délicatesse : le propre des pères n’est-il pas que les enfants leur succèdent ? Les frères et sœurs n’ont-ils pas des complicités qui échappent aux parents ?
Les mêmes qualités se retrouvent dans la musique de Gérard Condé, et l’on reste admiratif, devant l’harmonie entre un n texte qui chante et une musique qui parle…Que peut-on souhaiter de mieux à l’opéra ?
Gérard Condé a étudié avec Max Deutsch, disciple de Schoenberg, mais il a peu à peu glissé d’un néo-sérialisme d’ailleurs toujours ironique ou lyrique, vers une conception plus personnelle, à travers notamment ses deux opéras «pour petites et grandes personnes», comme il le dit lui-même, La Chouette enrhumée et Salima. Qu’y a-t-il en effet de plus insolent, à notre époque, que de composer un opéra à numéros, c’est-à-dire de croire au pouvoir magique de la mélodie pour varier les airs et les ensembles. Il ose écrire dans Les Orages désirés un « air des aiguilles « , aussi crépitant que les mots prononcés par l’acupuncteur, et mettre dans la bouche de Nanci une chanson de pirates irrévérencieuse, et composer une comptine poignante dont le refrain dit «La ride don daine, la ride don da» avec des frottements harmoniques toujours singuliers. u troisième tableau, une ballade intitulée Le Cheval arabe, composée et chantée par Hector (Berlioz fut l’auteur à dix-neuf ans, d’une cantate portant ce titre aujourd’hui perdue), manière de Roi des Aulnes oriental d’un magnifique élan. Le tout ,sans jamais copier ou pasticher qui que ce soit (et surtout pas Berlioz !).
La seule citation que se permet Condé est celle de Tancrède au moment où le maître de musique évoque Naples. Gérard Condé se souvient de Monsigny, Dalayrac, Debussy, Massenet, Poulenc, mais il a depuis longtemps assimilé toutes ces influences ; il fait là œuvre véritablement originale, hérissant d’ailleurs sa partition de plus d’une difficulté technique, tant pour les chanteurs que pour les instrumentistes.
Pour servir une partition à ce point intempestive, il fallait en effet des interprètes qui aient la foi, la fraîcheur, le tempérament de nos deux auteurs. Avec Jean-Luc Tingaud (disciple de Manuel Rosenthal et par ailleurs fondateur de l’orchestre OstinatO), l’orchestre de solistes qui exige beaucoup des musiciens pour atteindre à cette incandescence rythmique, à cette prodigalité de couleurs qui est la marque de la splendide écriture orchestrale de Condé.
Le jeune chef français, dans un bel équilibre sonore avec les chanteurs, donne beaucoup de feu et de douceur à la fois à la représentation. De même font les voix : toutes s’engagent pour donner la vie à ce réalisme étrange, mêlé d’apparitions (Estelle à la fin du premier acte), de nostalgie (ah, les chœurs lointains de paysans au moment où Hector s’abandonne à la grande nature bienveillante !), zébré d’éclats passionnés. On citera d’abord Anne Rodier, parfaite d’espièglerie, d’enthousiasme et de mélancolie en Hector travesti, dans la grande tradition des Chérubin, des Octavian, et ,bien sûr ,des Ascanio de Benvenuto Cellini. On n’oubliera pas Nathalie Espallier (la mère d’Hector), Txelin Victorès-Bénavente (Estelle), Jean Goyetche (le colonel Marmion), Anne Le Coutour (Nanci), ni surtout le chaleureux Jean-Michel Caune (Corsino) et le souverain Florian Westphal dans le rôle du père d’Hector.
C’est Sugeeta Fribourg qui signe le spectacle, dans de beaux décors et costumes d’Isabelle Huchet, et des lumières très évocatrices d’Éric Deforge. C’est un spectacle à la fois réel et irréel, qui épouse l’ouvrage sans jamais l’étouffer, et à l’aide de quelques accessoires (un fauteuil, des étagères de bouteilles, des malles), crée une succession d’images et de climats toujours justes. Chaque personnage est nettement dessiné, la direction d’acteurs, sans être corsetée, est toujours tenue, et Sugeeta Fribourg a dû, au fil des répétitions, se prendre d’affection pour Hector et sa bande. Le départ d’Hector vers son destin, à la fin, a quelque chose comme une mort de Don Juan à l’envers : un héros qui trouverait enfin son paradis.
Gérard Condé et Christian Wasselin ont inventé là quelque chose de vrai. Serge Gaymard, directeur du Grand Théâtre de Reims, et Raymond Duffaut, conseiller artistique de l’Opéra d’Avignon, ont eu la perspicacité de leur faire confiance. Et le public, étonné, médusé, a clamé à la fin son bonheur d’avoir assisté au spectacle des passions, toute censure abolie. Espérons que cet ouvrage soit repris sans tarder: il est rare de sortir de la création d’un opéra en ayant l’esprit à ce point enchanté par un tel luxe de musique et de sentiments, en fredonnant les airs qu’on a entendus. Il y a dans Les Orages désirés une aspiration incoercible vers le beau qui pulvérise bien des interdits que notre époque a laissé s’installer au fond de nous-mêmes. Un opéra qui aime et qui chante en toute liberté, qui dit mieux ?
Anne Rodet