Dans la jungle des villes
Dans la jungle des villes
de Bertolt Brecht
traduction de Stéphane Braunschweig,
mise en scène Clément Poirée
Clément Poirée, assistant et collaborateur de Philippe Adrien, après avoir mis en scène Kroum, l’ectoplasme (2004) et Meurtre (2005) de Hanokh Levin, s’attaque à Dans la jungle des villes de Bertolt Brecht.
Troisième pièce de Brecht, écrite en 1921, dont l’histoire d’une haine gratuite, située dans une Amérique imaginaire, à Chicago, repère des miséreux et paradis des trafiquants et aventuriers, lui a été inspirée par des réminiscences des Brigands de Schiller et les combats de boxe qui galvanisent la foule des grandes villes américaines.« Une sorte de combat en soi, dit Brecht, un combat sans autre cause que le plaisir de se battre et sans autre but que de déterminer le « meilleur homme ». »
Chicago 1912. Une lutte singulière, sauvage, une sorte de match de boxe, s’engage entre deux hommes, Georges Garga, jeune employé d’une bibliothèque de prêt, auquel Shlink, un homme d’affaires malais dans le commerce du bois, veut acheter son opinion sur un livre insignifiant. Proposition extravagante, absurde, que Georges Garga refuse, sa liberté n’est pas à vendre. Shlink insiste, provoque, les enchères montent. Garga mis à la porte de la bibliothèque relève le défi, affronte Shlink, le dépouille de sa fortune, lui fait vendre du bois déjà vendu et donne tout à un pauvre de l’Armée du Salut, obligeant Shlink a cracher à la figure de celui-ci.
La lutte sauvage, impitoyable, des deux hommes met en jeu leurs destins, chacun faisant un parcours inverse : Garga sacrifie son emploi, sa famille, endure et inflige des souffrances pour éprouver sa liberté, Shlink cherche et supporte les pires humiliations pour retrouver la pureté de l’enfant de 7 ans à son arrivée en Amérique, avec, au final, la liberté et la solitude pour l’un, la mort pour l’autre.
Il y a un élan romantique, une violence lyrique dans cette pièce de jeunesse de Brecht dont la structure, une succession de séquences affrontements, rappelle les rounds d’un match de boxe.
Pas de traces de tout cela dans la mise en scène de Clément Poirée, pesante, étirée, confuse, manquant de lignes de force. D’entrée de jeu une fausse bonne idée de jouer la première séquence de la bibliothèque dans l’espace de l’arrière scène où le public, entassé autour de l’aire du jeu, debout, assis ou accroupi par terre, voit mal, se bouscule et gêne les mouvements et les passages des acteurs. Les spectateurs passent ensuite dans la salle, s’installent dans les gradins. Cette rupture entre la première séquence et la suite est trop longue, inutile et dramaturgiquement inefficace.
Et ça ne s’arrangera guère. Les décors réalistes, figurants divers lieux, plantés sur des plates-formes à roulettes poussées par des acteurs, qui rappellent Les Éphémères d’Ariane Mnouchkine. La lenteur de ces manœuvres crée des temps morts que les acteurs essayent de meubler comme ils peuvent.
Ainsi sur ces plates-formes nous arrivent : l’intérieur de la maison de la famille Garga avec table, chaises, bassine à lessive, puis le décor d’un bar, un piano à roulettes, une chambre dans un hôtel chinois, le bureau de Shlink, et ainsi de suite jusqu’au final où on voit, au fond, l’incendie de l’entrepôt de Shlink, puis une barque renversée au bord du lac.
On se sert de temps en temps du piano, on tente de chanter, le résultat est décevant. Il valait mieux s’abstenir. Pour faire plus « américain » le texte (traduction de Stéphane Braunschweig, par endroits abstraite) est truffé de répliques en anglais ou avec un accent anglais pas très réussi. Est-ce nécessaire ?
Le jeu des acteurs (en costumes années 1920), parfois outré, hésite entre un réalisme donnant par moments dans le pathétique et des tentatives maladroites d’un décalage dans la dérision. Le tout s’étire, manque de force et de crédibilité. Les femmes s’en sortent encore le mieux : Catherine Salviat en Maë, Laure Calamy en Marie, Julie Lesgages en Jane. Ni Bruno Blairet en Georges Garga, ni Philippe Morier-Genoud qui fait un Shlink minable, défait, vaincu d’avance, n’arrivent pas à rendre crédibles la violence de la haine et le combat implacable entre leurs personnages.
La pièce de Brecht, flamboyante, fourmillant de thèmes, de références, d’ambiguïtés et de contradictions, échappant au marquage idéologique, nécessite une maîtrise solide de son contenu et un parti pris dramaturgique fort et cohérent. Or, ici les fils fragiles de la mise en scène lâchent, tout se disloque et part dans tous les sens.
Irène Sadowska Guillon
Dans la jungle des villes
de Bertolt Brecht,
mise en scène Clément Poirée
Au Théâtre de la Tempête à Paris, du 8 mai au 7 juin 2009