Les Mains sales
Les Mains sales de Jean-Paul Sartre, mise en scène de Guy-Pierre Couleau.
Guy-Pierre Couleau avait déjà monté Les Justes d’Albert Camus à l’invitation de Patrice Martinet le directeur de l’Athénée-Louis Jouvet; il revient cette saison avec une reprise de cette même pièce et la création des Mains sales qui est une pièce assez peu jouée. Les Justes sont, dit-il, comme un essai de tragédie moderne même si les faits qui ont inspiré Camus remontent déjà un siècle, tandis que Les mains sales sont ancrés dans un passé très récent pour Sartre. Et il y a une unique distribution et le décor est le même pour les deux pièces.
Les Mains sales? Rien qu’à en évoquer le titre, on a souvent l’impression d’un théâtre déjà très daté et qui ne nous concernerait plus beaucoup. Sans doute la pièce est-elle un peu bavarde, et Couleau a eu raison de pratiquer des coupes … qui auraient pu être plus sévères mais elle mérite d’être vue ; même si, telle qu’elle nous est offerte, elle dure quand même deux heures et demi sans entracte. Mais, à part un début assez difficile qui a les défauts des scènes d’exposition classique, Sartre fait preuve d’un sacré métier de scénariste et certains dialogues quelque peu burlesques font parfois penser à ceux d’un Guitry ou du théâtre de boulevard.
En sept séquences, dont la première et la dernière se situent en 45 et les autres en 43, c’est la triste histoire d’Hugo, un jeune bourgeois qui s’est rallié au parti révolutionnaire d’Illyrie, un pays d’Europe de l’Est… Hugo a passé deux ans en prison pour avoir assassiné Hoederer, l’un des chefs de ce parti, après, pour réussir son coup, être devenu son secrétaire personnel; cet assassinat a bien entendu été commandité par le Parti pour une raison idéologique. Olga, cadre du parti, est envoyée auprès d’Hugo pour savoir s’il est encore récupérable, sinon, Louis tuera Hugo. ce qui arrivera effectivement mais pas dans les circonstances prévues.
Hugo admire Hoederer, même s’il n’est pas d’accord avec sa philosophie politique, parce qu’il sait que ce haut responsable n’a pas d’état d’âme en ce qui concerne une alliance avec les forces d’extrême droite quand il faudra prendre le pouvoir. Mais le pauvre Hugo, tenaillé par le doute et par la difficulté de tuer, ne pourra se résoudre dans un premier temps à l’abattre. Les choses changeront quand Hugo surprendra sa belle jeune femme Jessica dans les bras d’Hoederer. Et il tuera alors sans l’ombre d’un scrupule celui qu’il admirait tant. La dernière séquence est un peu elle du dernier recours: Olga, qui a plus que de la sympathie pour lui, lui propose alors de repartir à zéro mais Hugo a honte d’avoir tué Hoederer ; il revendique son crime et se considère lui-même comme non récupérable par le Parti, et ira de lui-même au devant de la mort: Louis l’abattra d’un coup de revolver.
Il y a sans aucun doute du jeune Sartre dans cet Hugo qui n’a plus guère d’affection pour le monde bourgeois dont il vient mais dont les valeurs continuent à le hanter; il aimerait bien y voir un peu plus clair dans l’engagement politique qui est devenu le sien pour le meilleur, croit-il, et pour le pire qu’il redoute peut-être inconsciemment. D’un côté, un idéal marxiste révolutionnaire porté en étendard mais vécu en solitaire, dont il devine que, comme tout révolutionnaire, il devra affronter un jour les dures réalités des luttes politique vécues au quotidien. La question que pose Sartre dans Les Mains sales consiste en une équation quasi insoluble qui pourrait se résumer ainsi: une pensée révolutionnaire peut-elle un jour, pour continuer à être efficace dans la prise du pouvoir, rester compatible avec les idéaux qu’elle a mis en place dès le début? la réponse est évidemment non, même si la désillusion est presque insupportable à vivre… C’est à dire, même si c’est paradoxal, n’est-ce pas l’issue fatale de toute révolution d’être obligée d’accepter des compromis politiques, même avec les pires ennemis de classe? La réponse est évidemment non… Reste à en gérer les conséquences humaines au sein d’un parti et sociales quelle que soit la dimension d’un pays. Hugo, qui l’a bien compris, ne pourra pas y survivre et ira de lui-même au devant de la mort: Louis l’abattra froidement sans qu’il y oppose une quelconque résistance.
Comment mettre en scène ce dilemne dont plusieurs scènes politico-philosophiques ont quand même pris quelques rides? Guy-Pierre Couleau maîtrise parfaitement les choses. Et le public , où il y avait même quelques jeunes gens, a réagi très favorablement, passées les vingt première premières minutes. Le texte reste, cinquante après, assez étonnant dans sa construction comme dans ses dialogues. Et Guy-Pierre Couleau a su saisir l’angle d’attaque convenable pour traiter scéniquement ce genre de pièce qui aurait pu vite sombrer dans l’ennui: rigueur dans la mise en place et dans la direction d’acteurs qui font tous preuve, y compris dans les petits rôles , d’un solide métier, de sorte que les personnages sont clairement dessinés dès le début, ce qui facilite beaucoup la lecture de ce drame qui a, par moments, des allures de bande dessinée, avec des rebondissements inattendus.
Mais le metteur en scène sait d’emblée rendre tout à fait crédibles les personnages de Sartre et comme les acteurs sont tous excellents, la machine inventée par Sartre fonctionne au mieux. Le seul petit bémol que l’on puisse faire concernant cette réalisation exemplaire de rigueur est une lumière souvent avaricieuse, ce qui n’apporte rien et qui, malheureusement, correspond à une mode du temps. Mais, tenez-vous bien, on échappe, pour une fois, à quelques séquences vidéo…
Alors, à voir? Pourquoi pas? Si vous voulez voir une pièce de Sartre qui gagne à être connue, même encore une fois si elle parait un peu longuette mais le spectacle gagnera encore en qualité, c’est certain, une fois passées les premières représentations. Et on attend avec curiosité Les Justes de Camus, autre partie de ce diptyque, mise en scène aussi par Guy-Pierre Couleau.
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, jusqu’au 30 mai.