Atteintes à sa vie
Atteintes à sa vie de Martin Crimp, mise en scène de Gilles Bouillon, traduction de Christophe et Michelle Pellet.
Atteintes à sa vie de Martin Crimp (né en 1956) fait partie de ces pièces qui sont de vrais défis à la scène, une partition nue, sans aucune indication, demandant au metteur en scène d’inventer une écriture scénique. Le texte, en 17 fragments écrits comme des scénarii indépendants les uns des autres et pourtant reliés par des fils invisibles, se tisse sur le mode rhapsodique, quasi musical.
Pas d’histoire, pas de conflits, pas de temporalité précise, pas de didascalies, la notion de personnage est supplantée par celle de locuteurs anonymes, dont on ne sait ni le sexe, ni l’âge, ni le nombre, extérieurs à ce qu’ils disent, le passage de la parole de l’un à l’autre n’étant indiqué que par des tirets dans le texte.« L’espace dramatique – dit Martin Crimp – est un espace mental, pas un espace physique ».
Un théâtre qui par certains aspects rappelle celui de Valère Novarina, où la parole circule et le langage fait advenir le monde, un monde à la fois virtuel et réel. Une matière en forme de puzzle et d’une enquête sur un personnage absent, une femme, Anne, dont on ne sait qui elle est ni même si elle existe. Peut-être est-ce Anne disparue dans Traitement de Crimp et dont il fait advenir, par le langage, les variations possibles dans Atteintes à sa vie ?
Anne, Any, Anya, Annie, Anouchka… dont les identités probables et contradictoires : terroriste, star de films pornos, victime d’une guerre génocidaire, marque de voiture, étrangère, candidate à la Présidence, la femme d’à côté… se télescopent, se déclinent au gré des messages laissés sur son répondeur et de la circulation des récits, des rumeurs, des évocations, tout aussi ambigus et contradictoires.
Anne, sujet de la pièce, à la fois une personne et personne, à l’identité postmoderne, pulvérisée, virtuelle, une coquille vide dont les évocations et descriptions « c’est le genre de personne qui… », dessinent un vague et aléatoire contour : belle femme, à la chevelure blonde, 40 ans, etc.
Ce personnage caméléon dont les multiples avatars, vus, rencontrés par des locuteurs de la pièce, dans diverses villes et régions du monde (Berlin, Paris, New York, Afrique…) condense et réfracte notre univers consumériste, réduit au supermarché mondialisé, médiatisé, dont les seuls repères sont des marques déposées, où tout est formaté, prêt à servir depuis la nourriture jusqu’au langage, où tout vaut tout, tout est marchandise, et où l’être humain, dépersonnalisé, manipulé, est à la fois zappeur et zappé.
Avec une intelligence remarquable, Gilles Bouillon construit, à partir de la matière « post-dramatique » de Crimp, une dramaturgie scénique circonscrite dans un espace temps mental, un non-lieu, un ici et maintenant du théâtre.
Une scène où 9 acteurs, tels des médiums, convoquent le bruit et la fureur de notre monde.
La scénographie de Nathalie Holt est une boîte de théâtre. Espace sombre à l’avant-scène dans le prologue, côté jardin, un écran de télé où l’on voit des images de divers endroits du monde et côté cour, une cabine téléphonique. On entend des messages adressés à Anne qui s’effaceront. Nous voici embarqués, comme dans la célèbre série policière, dans la mission impossible de résoudre l’énigme d’Anne.
Dans l’espace qui se vide apparaîtront et disparaîtront, au gré des séquences : quatre chaises, grandes tables à roulettes, tabourets, canapé vert, micros sur pied. Un jeu de rideaux articule dans l’espace la dramaturgie scénique : le rideau du fond, montant et descendant, crée l’effet d’une boîte, les rideaux à lamelles de trois côtés du plateau permettent les apparitions instantanées des acteurs, un rideau noir coupe de temps en temps l’espace et le grand rideau bleu pailleté à l’avant-scène scène sert pour les scènes du music-hall.
On est constamment sur une scène du monde mis à distance, « ce qui se représente n’a rien à voir avec ce qu’on entend », on assiste à des événements invisibles convoqués par la parole des acteurs.
En articulant sa mise en scène sur la distance, voire l’opposition, entre l’image scénique et celle créée par la parole, Gilles Bouillon recourt à la fois aux techniques cinématographiques : point de vue focalisé, cadrage, hors champ, gros plan, déplacement spatio-temporel et à un registre de formes et expressions scéniques du clown, du music-hall à la tragédie, où les récits, les dialogues, les chansons se croisent et s’imbriquent. Gilles Bouillon confère sur scène au texte de Crimp une structure quasi musicale dans laquelle se dégagent progressivement les répétitions des thèmes, les variations, se forme un réseau de résonnances entre des indices épars, des références disséminées dans le texte.
Avec juste quelques signes, objets, costumes, changements de style du jeu, tels des clips ou des flashs, s’esquissent sur scène et s’enchaînent avec une extraordinaire souplesse et fluidité des images – échantillons de notre monde, traitées sur le mode ironique : scènes de music-hall, une sorte de reality show, cocktail mondain, séance de tournage, réunion d’affaires, etc.
Un délire verbal dans lequel babillage mondain, jargons publicitaire, médiatique, pseudo intellectuel, clichés et discours humanistes, politiques, idéologiques se télescopent.
La mise en scène joue sur le contraste entre ce qui est dit et la manière de le dire. Sur un ton détaché, innocent, léger, d’une conversation banale, on parle indifféremment d’amour, d’empathie avec les démunis et victimes de guerres, de génocides, d’enfants soldats, d’aide humanitaire, d’art contemporain et de physique des particules, d’écologie et d’attentats terroristes, on recycle des discours idéologiques et politiques. Anecdotes, clichés de toutes sortes, propos insignifiants, récits sordides, macabres, terrifiants, mis sur le même plan, livrés pêle-mêle.
On rit et on a froid dans le dos face à cette humanité des spectateurs, surfeurs du monde, à la fois champions de la communication et de la compassion et autistes.
Les échanges en anglais, allemand, polonais, dans certaines scènes, apportent une touche percutante à ce chaos verbal mondialisé. Une remarquable troupe d’acteurs fait preuve d’une souplesse et d’une maîtrise absolue des registres du jeu, quasi chorégraphié, une belle combinaison de solos, duos et de choralité.
Un spectacle exemplaire et exceptionnel qui sans didactisme aucun, sans démonstration moralisatrice, nous immerge dans une humanité dépouillée de sa substance, formatée, agitée par les slogans idéologiques et les convulsions de la bourse. Un spectacle qui porte la marque d’une excellente troupe d’acteurs, issus du Jeune Théâtre en Région Centre, créé en 2005 par Gilles Bouillon, initiative qu’il faut saluer: la troupe de théâtre est en effet devenue un luxe sinon une utopie. On souhaite que cette magnifique création trouve de nombreux preneurs pour une tournée la saison prochaine
Irène Sadowska Guillon
Centre Dramatique Régional de Tours Théâtre Nouvel Olympia du 19 mai au 8 juin 2009
T: 02 47 64 50 50
Le texte est publié aux Éditions de l’Arche