Talkings Heads
Talkings Heads d‘Alan Bennett, traduction de Jean-Marie Besset, mise en scène de Laurent Pelly.
Alan Bennett est, à coup sûr, l’un des dramaturges les plus connus,de Grande-Bretagne, avec ses quasi contemporains Arnold Wesker, le célèbre auteur de La Cuisine et Harold Pinter récemment décédé. Il débuta comme comédien, puis devint scénariste et dramaturge; on avait pu voir de lui en France: Espions et célibataires, mise en scène de Bruno Bayen et trois de ses six célèbres Talkings Heads (Moulins à paroles) déjà montés par Laurent Pelly en 93 à Paris-Villette . C’est la BBC/ TV qui les avait fait découvrir au public anglais.
De cette première version, Laurent Pelly,metteur en scène hors-pair et nouveau directeur du Théâtre National de Toulouse, n’a pas gardé Un lit parmi les lentilles et Une femme de lettres mais seulement le premier de ces monologues: Une femme sans importance, et en ajouté deux autres différents mais tout aussi savoureux. Peggy est une secrétaire du type donneuse de leçons, qui vit seule, strictement habillée c’est à dire très mal, dont toute la vie se résume à son activité dans l’entreprise, aux petits ragots et aux phrases fielleuses contre certaines de ses collègues. Son bureau est un modèle de propreté et elle admire beaucoup ses supérieurs masculins. Elle ponctue son bavardage pathétique de naïveté et de bêtise ordinaire teintée de racisme, d’un: » Mais on a ri , on a ri » qui revient en boucle. » D’habitude, c’est à dire si mademoiselle Hayman ne vient pas nous faire sa Reine mère à la dernière minute, à midi et demie tapante, vous m’avez prête à planter mes petites affaires et à déclarer la matinée finie. Je me repoudre le museau et je vais faire faire un petit pipi aux toilettes de la compta ». Bref, le genre de personnages avec lequel on préférerait ne pas pas passer une soirée.
Mais, miracle accompli par Bennett, ce qu’elle dit est d’un prosaïsme et d’une bêtise à pleurer mais elle le dit avec une sorte de finesse et avec un tel humour inconscient que l’on finit par s’attacher à elle. D’autant plus que les choses vont mal tourner puisqu’elle va se trouver rapidement dirigée par son médecin vers un hôpital pour un « petit contrôle « comme il dit . Le public, en position constante de voyeur, comprend vite- mais pas elle- ou plutôt, pas elle, tout de suite- qu’elle doit avoir quelque chose comme un cancer de l’estomac, et on la retrouve , subitement vieillie de dix ans, en robe de chambre, sans force, en train de boire une soupe puis allongée dans un lit qui ressemble déjà à un cercueil. Et Alan Bennett sait comme personne nous attacher au quotidien sans intérêt de cette Peggy qui, au départ, n’avait rien de sympathique; il y a un peu comme chez Pinter, tout un sous-texte, tout ce qui se dit et ce qui se devine derrière les mots prononcés. Et c’est éblouissant de vérité et, bien entendu, d’humour férocement distillé.
Les deux autres monologues sont de la même excellence: Nuits dans les Jardins d’Espagne, est une femme mariée, dont on devine très vite que son époux ne doit pas déborder d’affection pour elle, et qui se met à fréquenter, une de ses voisines qui , un jour, l’appelle, pour lui monter le corps nu de son mari étendu, avec du sang partout sur un moelleux tapis; elle lui déclare qu’elle vient de le tuer à la suite des mauvais traitements qu’il lui a fait subir depuis des années; en particulier, il l’offrait en spectacle à ses copains quand il lui faisait l’amour en l’obligeant à porter une cagoule. Là aussi, Bennett sait admirablement mettre en valeur la petite phrase qui casse tout: » On était dans le jardin, raconte Rosemary, je lui ai servi du thé. Assez portée sur les petits biscuits. Elle m’a fini le paquet de bi-chocos. elle m’a dit , c’est vraiment gentil, vous savez recevoir. Vous aviez déjà vu un macchabée tout nu? » Et le dernier monologue nous propose cette Femme avec pédicure, c’est Miss Frozzard qui doit changer de pédicure parce que M. Suddaby part à la retraite; » Ce qui compte, Miss Fozzard, dit-il, c’est ce que vos pieds vont devenir. Il y a si longtemps que vous venez chez moi que je ne voudrais pas laisser vos pieds dans de mauvaises mains ». Tout cela adressé directement au spectateur avec un sérieux étonnant par cette miss qui finira par se plier au massage de pieds sur le dos de son nouveau pédicure qui la paye grassement pour ce genre de soins et dont on comprend qu’elle lui rend aussi d’autres services…
La mise en scène de Laurent Pelly et la dramaturgie d’Agathe Mélinand sont d’une extrême précision et ils empruntent , surtout au début, des plans très proches de ceux du cinéma. Et Laurent Pelly a su admirablement , en imaginant une gestuelle propre à chacune d’elle, recréer le curieux rapport que ces trois femmes ont avec le corps et leur corps en particulier.Il y aussi cette espèce de façon très intelligente qu’il a eu faire travailler ses trois comédiennes de façon à rendre immédiatement crédible leur bavardage empêtré dans une naïveté et une bêtise dont le public, rendu complice par le metteur en scène, comprend très vite qu’elle n’arriveront jamais à se débarrasser. Sauf, peut-être, Peggy qui devine qu’on lui a caché la vérité sur sa maladie. Il faut évidemment pour servir ce genre de texte, à la fois drôle et féroce, des comédiennes de tout premier ordre. Christine Brücher, Nathalie Krebs et surtout Charlotte Clamens font ici un travail exemplaire sur leur personnage .Et ces monologues qui, à la lecture , peuvent sembler seulement très intéressants, deviennent , grâce à leur diction si particulière et à leur gestuelle, de véritables moments d’anthologie; les élèves des écoles de théâtre vont pouvoir s’en donner à cœur joie. Pour faire croire en effet à tant de nunucherie teintée par de brèves lueurs de lucidité, cela exige une sacrée intelligence du texte comme du plateau.
Les comédiennes sont aidées par la remarquable scénographie imaginée par Chantal Thomas; c’est à la fois réaliste( les hortensias sont véritables, l’eau coule dans la vaisselle, etc. ) mais aussi très poétique: le dernier praticable avec son canapé à demi-renversé où se vautre Miss Frozzard est une formidable invention . Costumes, son, lumière, maquillages: rien, mais rien n’a le moindre défaut.. Un vrai plaisir théâtral. Et le public n’ a pas été avare d’applaudissements. Alors à voir ? Oui, sans aucune hésitation, puisque le spectacle est repris à Paris et va sans doute faire une belle tournée. Ne le ratez surtout pas.
Philippe du Vignal
Théâtre du Rond-Point , de nouveau à partir du 13 juin