Célébration
Célébration d’Harold Pinter, mise en scène d’Alexandre Zeff.
La pièce de Pinter est l’une de ses dernières mais, même plus courte, elle a les mêmes qualités que Le monte-plats, Le Gardien ou Le Retour, pour ne citer que les plus connues . Nous sommes dans un restaurant londonien du West End pour être précis, pas vraiment l’excellent restaurant mais ce genre de maisons à la cuisine correcte, au décor assez branchouille pour séduire les bobos ; il y a de grandes assiettes en verre rouge et sans doute de mini-portions du type fausse nouvelle cuisine qui a envahi jusqu’aux plus petits restaurants de la vallée du Lot, et d’assez bonnes bouteilles. Lumière très très tamisée et décor très chico obligatoire.
Il y a ce soir-là assis à une table ronde avec nappe blanche deux couples: Lambert et Julie, Matt et Prue; curieusement, les deux hommes sont frères et les les deux femmes sont soeurs, comme cela se pratiquait souvent dans la campagne française, il y a un demi-siècle. Ils sont « conseillers en stratégie », et on se doute qu’ils ne doivent pas avoir trop de scrupules à magouiller des affaires pas très nettes dans des pays que l’on qualifie en voie de développement, en Afrique ou en Asie; quant aux deux soeurs, elles travaillent ensemble dans une organisation humanitaire, sans doute occupées à ramasser des fonds. Mais on n’en saura guère plus… Ils sont là pour célébrer l’anniversaire de Lambert.
Et il y a une autre table où dînent aussi Russel et Suki, lui est cadre bancaire et elle, institutrice, après avoir été autrefois secrétaire dans une boîte où cela lui ne lui déplaisait pas trop de disparaître derrière les classeurs avec l’un ou l’autre de ses patrons. Lambert et elle, qui n’ont pas l’air franchement étonnés, se retrouvent par hasard: ils ont été autrefois amants, et tout ce beau monde décidera de finir la soirée ensemble. Le directeur du restaurant et la chef de rang sont du genre attentif et obséquieux, aux petits soins pour une clientèle fidèle qui représente leur capital commercial.
Quant au serveur, il se permet , comme il dit ,des » interventions », aussi incongrues que délirantes, où il évoque la vie de son grand-père qui, à l’entendre, aurait connu la plupart des grands écrivains américains. Mais, comme toujours chez Pinter, c’est du refoulé dont il s’agit, et chaque personnage ment à l’autre, et cela d’autant plus qu’il lui est très proche.Il y a ce que l’on dit avec la plus parfaite candeur, et tout ce que les répliquent révèlent: « Mes dialogues, écrivait Pinter, ce n’est pas du Pinter, ce sont les gens. vous n’avez qu’à écouter les gens, à vous écouter vous-même ». Façon élégante de nous dire qu’entre ses personnages et nous-mêmes, la frontière est fragile..
.Et le célèbre écrivain britannique, décédé le 24 décembre dernier, ne nous épargne rien: mensonges, cynisme, abus de pouvoir financier, fantasmes en tout genre: Lambert ne sait plus où il en est, en proie à un profond désarroi , Prue se livre à une crise impitoyable de jalousie; et Julie, elle, se vautre dans ses délires et ses obsessions.
Petites vengeances, phrases fielleuses , allusions cruelles sont au menu de l’anniversaire; quant à la fête, malgré quelques apparences de politesse bourgeoise, elle ne signifie plus rien.C’est tout. Mais c’est beaucoup et,en une heure, la messe est dite: Pinter , qui connaît bien son monde, se livre à une démonstration féroce de ce que peut être, malgré les apparences, la vie de ces trois couples, sans que cela tourne jamais au procédé,comme parfois dans ses autres pièces, sans doute grâce à un solide scénario et à un dialogue superbement ciselé .
Alexandre Zeff a très bien su mettre en valeur cet humour sournois et cruel qui est ,en quelque sorte, la marque de fabrique de Pinter. Et tout l’intérêt de sa mise en scène est d’être arrivé à rendre visible, comme à travers une immense loupe, les petits gestes, les hésitations du langage , les attitudes comme les regards, bref tout un climat qui dénote la tension mentale de ces six jeunes gens qui, au départ, se sont réunis pour une fête joyeuse, et qui tourne au règlement de comptes organisé comme un ballet cruel, façon Quartett d’Heiner Muller…Alexandre Zeff a choisi de mettre cette courte pièce en scène, un peu comme des séquences filmées, avec des personnages qui ont tous la trentaine et il réussit un parcours sans faute qui a d’ailleurs été récompensé par le Prix du Théâtre 13.
C’est un travail cousu main, brillant, mais intelligent et sensible. Grâce à une mise en place rigoureuse ( et il en faut quand on veut monter correctement un Pinter et à une direction d’acteurs impeccable, il y a une réelle unité de jeu, ce qui n’est pas si fréquent . Et les acteurs sont tous crédibles- en particulier, Daphné de Quatrebarbes ( Suki ), qui atteint des sommets de délire; Sophie Neveu (Julie) et Philippe Cavales ( le serveur) qui sont d’une drôlerie et d’une folie remarquable. La scénographie et les costumes sont très justes et bien vus.
Et Jean-Louis Martin Barbaz a eu raison de les accueillir au Studio-Théâtre d’Asnières. Mais il y a un mais …Ce beau spectacle ne s’est joué en effet que quelques soirées . Et, sans doute, à cause d’une distribution assez lourde, aucune reprise n’est prévue sur Paris. Espérons quand même qu’un théâtre voudra bien les accueillir; en tout cas, notez-le bien : si cette équipe de théâtre passe près de chez vous, n’hésitez pas à aller les voir. La soirée est peut-être un peu courte (il y faudrait un autre texte de Pinter) . En tout cas, on en prendrait bien encore une petite louche!
Quand on voit souvent des spectacles à la fois lourds et aussi tristounets que prétentieux, cette Célébration, est tout à fait réjouissante, même et surtout peut-être dans sa noirceur et son pessimisme absolus. Les dialogues de Pinter en effet ne donnent pas une bien haute idée des bestioles humaines qui peuplent nos villes contemporaines…
Philippe du Vignal