Les justes
Les justes d’Albert Camus
Mise en scène Guy Pierre Couleau
Après Les mains sales de Jean-Paul Sartre, voici sur la scène du théâtre de l’Athénée à Paris Les justes d’Albert Camus, les deux pièces, l’une écrite en 1948, l’autre en 1949, mises en scène par Guy Pierre Couleau constituant un diptyque.
Guy Pierre Couleau remet en effet ces deux textes à la fois dans le contexte littéraire, philosophique, politique de l’époque et dans celui de l’amitié puis de l’opposition radicale entre Camus et Sartre. Les deux pièces, jouées par les mêmes acteurs dans le même dispositif scénique : une boîte ouverte avec des cloisons qui avancent et reculent créant ainsi les différents lieux et juste deux chaises.
Dans les deux cas Guy Pierre Couleau fait preuve d’une approche intelligente, très pertinente, des œuvres en en proposant une vision scénique limpide, d’une totale cohérence. Mais si Les mains sales de Sartre, autant par l’approche plus réaliste, concrète, de la problématique du meurtre politique, de l’engagement et du sacrifice de sa vie, que par l’écriture plus souple, plus baroques, plus ambigue, osant l’humour, le comique, passe remarquablement l’épreuve du temps avec toujours des résonances très fortes aujourd’hui, le débat qu’expose Camus dans Les justes est devenu abstrait, théorique et pour tout dire historique.
La pièce, de facture plus classique, austère, à la fois passionnée et retenue, engoncée dans un discours idéaliste, utopique sur la révolte et le sacrifice de sa vie pour une cause, une justice hypothétique, met en scène à travers la dialectique entre le meurtrier et sa victime, des postures rigides, extrêmes, pour ne pas dire extrémistes.
Camus s’inspire d’un fait réel : l’attentat meurtrier à la bombe contre le Duc Serge, oncle du tsar, par un groupe de socialistes révolutionnaires en 1905 à Moscou. Cinq personnages : Dora, Annenkov, le chef du groupe, Stepan, évadé du bagne, Voïnov et Kaliayev, poète, enthousiaste illuminé de la lutte contre la tyrannie et amoureux de Dora, préparent l’attentat contre le Duc qui doit se rendre au théâtre. Kaliayev doit jeter la bombe, mais voyant le Duc accompagné de la Duchesse et de deux enfants, recule. Tuer le tyran est justice mais sacrifier sa femme et des enfants innocents est un vulgaire assassinat.
Les paradoxes s’accumulent. Entre le découragement et la foi enflammée le doute pointe sur les limites de la justice, sur la pureté de la cause, la justification du meurtre, la nécessité du sacrifice de soi. Faut-il renoncer au bonheur et s’immoler, pour que les autres vivent heureux ? L’idéal révolutionnaire d’un monde meilleur et plus juste suffit-il pour passer à l’acte ? Le choix de tuer, n’est-il pas déterminé au fond par des motifs plus personnels : haine, souffrance, vengeance, frustration, amour sacrifié… ?
Déterminés à servir une cause noble, tiraillés entre l’honneur, l’héroïsme et le désir de vivre, d’être aimé, ces personnages consentants au sacrifice ont quelque chose de racinien. Mais que représentent aujourd’hui pour nous leurs interrogations éthiques, leurs justifications idéologiques du meurtre comme un acte révolutionnaire ? Le terroriste moderne ne s’encombre plus de questions de justice, de bonheur des peuples, de tyrannie à abattre. Plus de scrupules pour frapper des innocents, des enfants, eux aussi transformés parfois en enfants tueurs, en bombes vivantes. La mise en scène très rigoureuse, allant à l’essentiel, et les excellents acteurs réussissent à donner vie à ce débat d’idées et à impulser une vérité humaine aux personnages en dépouillant leurs discours du pathétique et de l’emphase naïve que laisse entendre parfois le texte. C’est sans aucun doute une des meilleures versions scéniques Des justes de Camus, très pertinemment inscrite par Guy Pierre Couleau en contrepoint aux Mains sales de Sartre.
Irène Sadowska Guillon
Les justes d’Albert Camus
mise en scène Guy Pierre Couleau
au théâtre de l’Athénée à Paris
du 3 aux 6 juin 2009