Nous nous réincarnerons en feuilles
Nous nous réincarnerons en feuilles
de Shimizu Kunio mise en scène Tsuyoshi Suguyama
Une belle découverte d’un auteur Shimizu Kunio ,né en 1936, figure centrale du mouvement underground Shogeki (Petits théâtres) des années 1960 et 1970 qui, opposé au théâtre à l’européenne pratiqué après-guerre, renouvelle le théâtre japonais. Les pièces de Shimizu Kunio sont jouées régulièrement dans son pays.
On doit cette découverte au projet de la compagnie japonaise portant un nom français A la place et de l’association Obungessha d’un « troc » théâtral Shimizu Kunio contre Jean-Luc Lagarce. L’opération consiste à faire découvrir en France le théâtre de Kunio en présentant Nous nous réincarnerons en feuilles, et à monter au Japon Juste avant la fin du monde de Jean-Luc Lagarce. Pour la compagnie A la place qui avait déjà créé au Japon plusieurs auteurs français, il existe des liens sémantiques et dramaturgiques entre la pièce Nous nous réincarnerons en feuilles de Shimizu Kunio et Juste avant la fin du monde de Lagarce : le rejet par des personnages des deux pièces des codes établis, l’impossibilité d’une communication véritable entre les générations ayant des aspirations, des modes de vie différents, la mort comme seule expérience qui permette de savoir ce que nous sommes.
La pièce en deux actes et un final se passe dans le Japon des années 1970. L’accident. Un couple de jeunes marginaux conduit une voiture volée qui heurte la maison d’une famille typique de la classe moyenne : un couple et la sœur de la femme, qui retiennent les voyageurs pour la nuit. Les jeunes trouvent dans cette famille le modèle même de tout ce qu’ils refusent et haïssent. Ils multiplient les provocations mais leur rage s’épuise peu à peu face à la correction impavide, bienveillante, et à la curiosité compassionelle de leurs hôtes. La furie des deux jeunes rompt la routine et la vie rangée, codée, de leurs hôtes qui obéissent aux normes dont seuls la littérature, le jeu, les scènes de violence de Shakespeare (Hamlet, Othello,… ) leur permettent de s’échapper. Alors que la violence, le bruit et la fureur réels font irruption dans le vide de leur vie, ils tentent d’entraîner les jeunes dans leur jeu de théâtre. Aux scènes de Shakespeare et aux vers sublimes de Rilke ,répondent les mots d’ordre et les slogans révolutionnaires de Mao Tsé Toung, de Lumumba, de Fidel Castro et de Che Guevara. Deux visions de la vie s’affrontent , mais c’est le réel et la mort, qui apporteront la réponse : « la vérité est dans le sang qui coule » dit la sœur de l’hôtesse.
On les retrouve tous un mois plus tard dans la même maison, tels des personnages d’un théâtre mort. « Nous nous réincarnerons en feuilles mortes » est la dernière phrase de la pièce. L’accident, la collision de la voiture contre la maison est une allégorie à la fois de la réaction de la génération d’après-guerre contre la société japonaise traditionnelle, figée dans ses codes mais il y a aussi la quête identitaire d’un théâtre qui ne soit ni reproduction de la tradition, ni copie du modèle européen mais authentiquement japonais.
En mettant ce conflit dans une perspective plus vaste de dialectique entre le poids et la sécurité de la tradition, de l’ordre établi et du patrimoine culturel et une violence destructrice, Shimizu Kunio fait apparaître avec une extrême lucidité les ambiguïtés, les limites, voire la perversion, des élans révolutionnaires. Le metteur en scène Tsuyoshi Suguyama inscrit cette confrontation dans un espace dépouillé : au fond, un grand rideau en bandes de tissu blanches et dorées et une bande rouge au milieu, au sol, un voile blanc, et trois petites tables en bois de hauteur différente. La musique de Maïa Barouh , violente et rapide, introduit la première scène de l’accident jouée dans une semi obscurité sur le mode de la pantomime, procédé repris encore à d’autres moments. La dramaturgie scénique d’une grande cohérence s’articule sur le jeu de contrastes.
Ainsi les costumes , pour les jeunes, un peu punk pour la jeune fille, et traditionnels, simples ( pantalons larges et kimonos courts pour la famille) évoluent-ils dans la deuxième partie .La chemise d’hôte du jeune homme , le blanc des vêtements de la famille se teinte de gris. Même chose pour le jeu très vif, rythmé, parfois chorégraphié, retenu, posé chez les hôtes et expressif, chargé de violence, survolté, parfois excessif chez les jeunes. Quelques signes utilisés avec intelligence et pertinence renvoyant à la réalité japonaise ont en même temps une connotation plus universelle. Le jeu d’éclairages, soigné, très plastique, structure les plans du jeu, crée des tensions dramatiques. S’il y a des similitudes thématiques entre Nous nous réincarnerons en feuilles et Juste avant la fin du monde de Lagarce, la pièce de Shimizu Kunio, d’une grande force, concise, aborde ces thèmes dans leur complexité et avec infiniment plus de profondeur que ne le fait Lagarce. Il n’est pas sûr que la compagnie japonaise A la place qui nous fait découvrir le théâtre de Shimizu Kunio ait gagné en le troquant contre celui de Lagarce…
Irène Sadowska Guillon
Nous nous réincarnerons en feuilles de Shimizu Kunio
Compagnie A la place, mise en scène sur Tsuyoshi Sugiyama
le 24 et 25 juin 2009 à la Maison de la Culture du Japon à Paris
tous les jours – jusqu’au vendredi 10 juillet – au Théâtre Bertin Poirée (rue Bertin Poirée – 1er arrondissement) à 20h