La Cruche cassée

  La Cruche cassée d’Henrich von Kleist, mise en scène Thomas Bouvet.

 

Kleist  ( 1777- 1811) a été redécouvert en France au milieu du 20 ème siècle , surtout grâce à Jean Vilar et à son mémorable Prince de Hombourg, à son  Essai sur le théâtre de marionnettes devenu ouvrage culte ; puis l’on monta entre autres  Penthésilée et La Petite Catherine de Heilbronn que mit en scène Eric Rohmer, lequel réalisa aussi l’un de ses plus beaux films: La Marquise d’O, d’après l’une de ses nouvelles et enfin, cette Cruche cassée,  assez souvent montée en France comme en Allemagne , entre autres par Bernard Sobel, puis plus récemment par Philippe Berling et Frédéric Bélier-Garcia.
La pièce est fondée sur un fait divers: cela se passe dans le fin fond de la province d’Utrecht où  le  juge Adam a cru bon de pénétrer la nuit dans la chambre d’Eve, une toute jeune fille, dans un but évident,  mais son fiancé arrivant à l’improviste le surprendra et Adam sera obligé de s’enfuir piteusement par la fenêtre, après avoir cassé une cruche sur son passage. Et Dame Marthe, la mère d’Eve portera plainte devant le juge Adam, pour cette cruche cassée en ignorant que c’est lui en fait  le véritable coupable, et en traitant sa fille de tous les noms. Mais l’on sent bien qu’elle veut en retirer un avantage financier: la judiciarisation n’est pas chose neuve….

  Adam va donc être obligé d’instruire le procès devant un conseiller venu vérifier le fonctionnement de son tribunal. C’est donc à une sorte de chaos organisé auquel devra faire face le juge Adam qui essaye en vain de faire condamner le pauvre fiancé ;  Eve qui a  peur, reste muette mais la vérité  surgira après le témoignage accablant de Dame Brigitte, la tante d’Eve qui ait révélé  l’identité de son agresseur nocturne.

La Cruche cassée est donc une sorte de procès-farce qui se déroule au tribunal, et cette malheureuse cruche cassée est comme le symbole d’une virginité perdue, et  qui déclenchera la quête de vérité que va entreprendre Dame Marthe. Il y a aussi , en filigrane de toute cette bouffonnerie, le thème du mensonge donc du péché ( nos actes nous suivent)  mais aussi du repentir qui ne cessera de hanter Kleist toute sa vie: « Or c’est ici que j’ai trébuché; car chacun porte en soi la fâcheuse pierre sur laquelle on achoppe » dit le pauvre Adam qui, empêtré dans ce mensonge permanent, va vivre un véritable cauchemar, puisqu’il est obligé  d’instruire son procès personnel, en  essayant d’échapper maladroitement à la vérité qui commence petit à petit à se faire jour.
Reste à savoir comment s’emparer de ce texte , chargé de symboles bibliques et de mythes ( ce n’est sans doute pas pour rien que le juge s’appelle Adam et la jeune fille Eve) , pour le porter à la scène, comment lui donner un sens, comment rendre enfin cette langue poétique et versifiée, où Kleist utilise des tirets  pour marquer une sorte de brève rupture dans le langage et donc dans la pensée du personnage d’Adam. Thomas Bouvet a choisi un parti pris expressionniste où la scénographie prend toute son importance: une chaise noire par personnage et dans le fond, une sorte de figure tutélaire montée sur un praticable d’un mètre cinquante, Dame Brigitte qui va assister à tout le procès,immobile,  habillée d’une sorte de longue robe du soir en tulle bleu , les bras , le visage et le haut du buste maquillé en bleu « associé à la divinité et à la vérité » et représente « comme une épée de Damoclès pour le Juge  » . On veut bien mais ce n’est pas la peine de copier naïvement Wilson ou Savary pour en arriver là. .. Bref, le genre de fausse bonne idée! 

  Quant au  juge Adam , le conseiller et  le fiancé sont torse nu passé au noir, juste munis d’un jabot de dentelle ou d’une cravate;  Eve, les seins nus, à demi-cachés par de longs cheveux,  a droit à un maquillage du buste rouge vif,  qui est associé si l’on en croit Thomas Bouvet à l’amour divin. On veut bien …. Le jeune metteur en scène semble ainsi croire que l’on peut dessiner des personnages avec des couleurs symboliques, et des costumes plus qu’approximatifs, en oubliant la direction d’acteurs ; c’est à la fois  prétentieux et surtout peu efficace.

  D’autant que Bouvet a cru bon de faire apparaître les tirets placés dans le texte  en les traduisant par un son assez brutal qui, dit-il vient souvent  » percuter la parole et créer les sauts de pensée »… Désolé, pour percuter,  oui cela percute,  mais seulement les oreilles ! Et cela ne crée rien du tout,  qu’un bruit sans  intérêt:  le public n’a aucunement besoin de tout ce surlignage de couleur et de son pour comprendre cette fable. D’autant plus que Thomas Bouvet  fait crier sans raison ses comédiens, qu’il bombarde de lumière rouge. Même si cela se calme sur la fin, c’est particulièrement pénible! On, a ces dernières années, tant dit, et à juste titre, qu’on entendait mal les jeunes comédiens qui avaient acquis la manie de chuchoter comme devant un micro, que, maintenant, à l’inverse, ils se mettent tous à crier! 

  C’est d’autant plus dommageable que la mise en scène possède quand même un certain rythme , et qu’il y a quelques bons acteurs comme  Noemi Lazlo ( Dame Marthe), Laetitia Vercken ( Dame Brigitte),  Shady Nafar ( Eve) et Damien Housset ( Adam ). Encore faudrait que le metteur en scène sache les faire un peu mieux évoluer dans l’espace.. La Cruche cassée, même si ce n’est pas une très grande pièce, mérite mieux que ce traitement expressionniste  décevant qui laisse peu de place aux nuances du texte.

 

Philippe du Vignal

 

Prix Théâtre 13/ Jeunes metteurs en scène ; le spectacle comme ses concurrents s’est joué les 23 et 24 juin. Mais on ne dira pas que l’on ne vous en a pas parlé…

 


2 commentaires

  1. Pansieri dit :

    Vous m’excuserez mais je ne suis pas du tout d’accord avec vous. Je l’écris d’ailleurs dans « Les Trois Coups », site voisin. Je reconnais qu’on se serait volontiers pasé du « boum » sonore qui vient ponctuer chaque moment fort du spectacle. (Que voulez-vous, Thomas Bouvet a vingt-quatre ans !) Mais pour le reste non, sa mise en scène est lumineuse, savante, culottée mais imparable. Au passage, là encore vous m’excuserez, ce n’est pas Dame Marthe mais Dame Brigitte qui siège là-haut sur son piedestal (la complice de « Licht » = la Lumière vous remarquerez). L’assimiler à la Vérité est non seulement légitime, mais encore fort judicieux. Bouvet l’assimile même à la servante du début. Il a parfaitement raison, Kleist tend son piège. Les mises en scène habituelles (et flemmardes – cf Gustave Mahler : Tradition = Schlemperei = je-m’en-foutisme) suggèrent finement que cette « Anneke » accorde d’ordinaire ses faveurs, bien obligée la pauvrette !, à l’abominable juge. On sait, depuis Zola, que le bourgeois est un gredin ! Bouvet préfère en faire l’un des persécuteurs imaginaires de notre « faillible » notable. Cela me semble nettement plus actuel. Voire universel. Effectivement avec Bouvet nous ne sommes pas dans un tribunal du 19ème siècle mais dans le cauchemar d’un coupable qui s’érige en juge. Cela pourrait se passer n’importe où; dans le milieu du théâtre tenez, voire de la culture… Allez savoir aujourd’hui, avec Mitterand comme arbitre !

  2. Peanuts45 dit :

    Bonjour, une question: pourquoi n y a t il pas d article sur Derniers remords avant l oubli? Un spectacle qui s est aussi joué dans le cadre du concours du Théatre 13. Merci.

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