(A)pollonia, texte et mise en scène de Krzysztof Warlikowski. Production du Nowy Teatr de Varsovie.
On avait pu voir en Avignon Hamlet, Kroum, et Angels in America du metteur en scène polonais qui avait déjà abordé la question douloureuse des rapports entre son pays et les Juifs. Krzysztof Warlilowski a choisi cette fois-ci de faire un montage de fragments d’Euripide (Alceste, Iphigénie à Aulis, Héraclès furieux) et d’Eschyle (L’Orestie) et, du côté des textes contemporains, une pièce inédite A)polonnia de l’auteure polonaise Hanna Krall, des extraits du roman Les Bienveillantes de Jonathan Littel, et des fragments d‘Elizabeth Costello de John Maxwell Coetzee, qui aborde sans détours la question du meurtre officiel et programmé de millions de victimes animales réclamées par la société contemporaine pour sa nourriture quotidienne.
Le spectacle débute par la pièce de Rabindranath Tagore, Amal et la lettre du Roi, et il y a aussi et enfin de petits textes issus d’improvisations réalisées au cours du travail entrepris par Krzysztof Warlilowski depuis plus d’un an. Ce qui aurait pu être une suite relativement incertaine d’extraits de pièces aussi variées, se révèle être un montage intelligent et rigoureux qui, de toute évidence, a été longuement mûri, et où rien, dans la dramaturgie, n’a été laissé au hasard ; Krzysztof Warlikowski avait d’abord suivi des études de philosophie et d’histoire, avant d’aborder le théâtre….Ceci explique peut-être cela. Avec, comme fil rouge dans (A)polonia, la longue histoire de meurtres, de sacrifices forcés ou volontaires, de vengeances mais aussi de pardons, avec des victimes par millions, et des bourreaux par milliers, qui ont toujours cherché à justifier leurs crimes par des ordres venus de leur hiérarchie , ou bien par la nécessité historique qui a bon dos chez les tortionnaires.
C’est, revu, par le metteur en scène polonais, dans un mélange de textes, fragments de pièces et discours, un ensemble de crimes et d’exactions impunis parce que sans doute difficilement punissables, que l’humanité s’est offerte depuis sa naissance jusqu’à l’extermination de millions de juifs par le régime nazi… Pourquoi? Bien entendu, le metteur en scène polonais, ne prétend pas donner de réponse. Sur le plateau de la Cour d’Honneur du Palais des Papes, deux sortes de grandes boîtes vitrées , l’une avec quelques meubles des années cinquante et une moquette mauve comme en voyait il y a a peu dans les pays de l’Est, et une autre absolument vide, juste munie de deux sièges de toilettes et de deux petits lavabos, et un peu plus loin, côté cour, une grande table ovale de conférence, une longue banquette-dossier noir et siège rouge- où sont assis trois mannequins de jeunes enfants, sans doute un clin d’œil à ceux de la célèbre Classe morte de Tadeusz Kantor, le grand artiste polonais.
Au centre de la scène, un plancher couvert de feuilles d’aluminium brillant où un petit orchestre jouera la musique originale de Pawel Mykietin accompagnant la chanteuse Renate Jennet à plusieurs reprises tout au long du spectacle; dans le fond ,un mur en bois où sont projetées les images vidéos. Le dispositif scénographique de Malgorzata Szczesniak, intelligent, sobre et efficace, contraste admirablement avec la grande façade moyenâgeuse du Palais des Papes. On vous épargnera la description détaillée de ce long spectacle.
Cela commence par l’histoire d’Amal, contée par Tagore dans Le Bureau de poste: un enfant confie à sa tante son désir de voyager qu’elle n’approuve pas parce qu’il est atteint d’une maladie incurable; quelques jours après avoir monté Le Bureau de Poste , les enfants de l’orphelinat du ghetto de Varsovie et leur éducateur Janusz Korczak seront envoyés à Treblinka: ainsi commence cette première partie du spectacle, qui donne le ton des épisodes suivants: sacrifice d’Iphigénie, consentante et fière, dont le courage tombe au moment de son exécution. Puis, c’est le retour d’expédition d’ Agamemnon qui fait un bilan chiffré très précis, tiré du roman de Littel, des disparus de la dernière guerre, expliquant au passage que nous avons tous vocation à être des meurtriers; puis il y a un petit film qui précède le mariage d’Admète et d’Alceste, avec des questions posées aux futurs époux: notamment la plus redoutable: serais-tu prêt à sacrifier ta vie pour moi? Il y aura aussi plus tard l’arrivée d’Oreste chez sa mère Clytemnestre qui lui lit un passage d’un roman d’Andersen La Mère qu’on a trouvé sur le corps d’Agamemnon. On passe ensuite à l’histoire d’Apollon, devenu employé domestique chez Admète et Alceste, les deux protagonistes d’Alceste, formidable tragédie d’Euripide…Héraclès ramènera Alceste des enfers et la rendra à Admète.
Puis, sans transition autre que celle des chansons et de la musique (batterie, basses et sinthé), Krzysztof Warlikowski nous plonge dans l’interrogatoire par les nazis d’Apollonia Machzynka , figure remarquable de la résistance polonaise, qui cacha vingt-cinq juifs et qui fut faite prisonnière puis exécutée, parce que son père n’avait pas voulu être tué à sa place..
Puis, après l’entracte, Elisabeth Costello, seule derrière un pupitre en plastique transparent, donne une conférence sur la faute et la peine, et sur l’impunité, comparant le destin des malheureux prisonniers de Treblinka, au sort des bêtes destinées à l’alimentation. Puis c’est Héraclès qui interroge Ryfka Goldfinger , une femme sauvée par Apollonia ; son fils lit un poème d’Andrzej Czajkowski dont la mère fut une victime des chambres à gaz…Le spectacle se termine par la réapparition d’Elizabeth Costello qui déplore la disparition des petits crapauds qui périssent en saison sèche en Australie.
Tout au long du spectacle, le passé se bouscule avec le présent, la vie avec la mort, les humains avec leurs frères animaux dans une espèce de cataclysme inédit.En parler en quelques pages est forcément réducteur, et ce montage de textes dans ce voyage mythique à travers le XXème siècle avec une référence permanente au sacrifice consenti ou imposé, au désespoir, à la crainte de la mort, tels que les voyait un écrivain et dialoguiste tout à fait remarquable comme Euripide, est d’une qualité exceptionnelle. Passé/présent et vie/mort comme héroïsme/quotidien; guerre interminable avec son cortège d’atrocités en tout genre/paix difficilement acquise au prix de millions de morts; destin personnel/vie et horribles souffrances du peuple polonais plongé dans le conflit de 1940…
Quelque soixante ans après, les fantômes de l’effroyable histoire de la Pologne ne cessent de hanter Krzysztof Warlikowski qui essaye d’exorciser ce passé encombrant, avec un montage de textes qui se bousculent sans doute mais dont l’unité est indéniable. Musique, chant, texte, dialogues sont en harmonie absolue avec la scénographie, les costumes et les images vidéo de visages filmés en gros plan par un cadreur placé sur scène, qui,pour une fois et c’est bien rare, sont absolument justifiées. Et l’interprétation des comédiens du Nowy Teatr, comme la mise en scène et les éclairages de Felice Ross sont de tout premier ordre.
Là, Krzysztof Warlikowski, metteur en scène, a fait très fort et on peut aller chercher, il n’y a pas le moindre défaut dans ce travail d’une exigence et d’une précision absolue. (A)polonia est un spectacle parfois difficile certes et sans doute inégal, qui demande beaucoup au spectateur. Il n’y pas de différence avec une pièce traditionnelle, prétend Krzysztof Warlikowski. Soit. Mais il faut quand même que le public accepte de faire un effort, d’autant qu’il ne connaît généralement pas les fragments d’œuvres qu’on lui propose, et il y a souvent chez le metteur en scène polonais un peu de relecture dans l’air!
Il faut aussi accepter de regarder les images qui sont souvent de toute beauté mais, en même temps, essayer d’attraper le surtitrage, puisque le spectacle est joué en polonais. Un aller et retour loin d’être évident, mais c’est à prendre ou à laisser. Et dans ce cas, mieux vaut prendre, même si l’on est parfois un peu dérouté par cet ouragan de musique et de paroles trop souvent sous forme de monologue. Sans doute faut-il mieux avoir le petit résumé distribué à l’entrée (et ce n’est pas le nom des personnages qui est projeté qui peut vraiment aider à la compréhension des choses,) sinon il y a un côté spectacle pour initiés, un peu agaçant !
Mais (A)polonia, même avec ses longueurs, par la force de son texte et de ses images, finit par s’imposer. Il y a bien une petite hémorragie du public ( une bonne centaine de personnes après l’entracte, ce qui n’est pas grand chose pour la Cour d’Honneur). Et en effet le spectacle est trop long sans doute (quatre heures trente) et, avant-hier, il ne faisait pas bien chaud vers une heure du matin, ce qui a encore un peu vidé la salle. Mais tout y est tellement beau et fort, que l’on se laisse vite entraîner par cette réappropriation de la tragédie grecque, qui atteint l’universalité.
La seconde partie, malgré l’heure tardive, passe très vite. Et les jeunes gens malheureusement peu nombreux et qui sont souvent réticents à aller au théâtre au sens strict du terme, ne cachaient pas leur admiration devant un tel spectacle.Alors à voir? Oui, incontestablement mais vous devez vous armer de patience et si vous n’aimez pas les spectacles longs, celui-ci n’est pas fait pour vous, mais il y en a peu sur la scène européenne qui aient cette dimension et cette intelligence à l’heure actuelle, et (A)polonia devrait encore gagner en force dans une salle fermée…
Philippe du Vignal
Le spectacle a été créé en mai dernier à Varsovie et a été joué au Festival d’Avignon du 16 au 19 juillet; il sera repris au Nowy Teatr à Varsovie du 9 au 13 et du 14 au 18 septembre. Au Théâtre de la Place à Liège du 29 au 31 octobre puis au Théâtre National de Chaillot à Paris, du 6 au 12 novembre,au Théâtre Royal de la Monnaie à Bruxelles du 4 au 5 décembre, et enfin, à la Comédie de Genève-Centre dramatique du 12 au 15 janvier prochain.