Molière, Tartuffe aux fêtes nocturnes de Grignan
Salle comble, ou plus exactement, cour pleine cet été au château de Grignan pour le Tartuffe mis en scène par Brigitte Jaques-Wajeman.
Pour commencer, une troupe d’acteurs jeunes, qui font feu des quatre fers, assez expérimentés pour “en faire trop“, c’est-à-dire toucher une vérité choquante, utilisant à cette fin la nécessité, dans ce lieu de plein air, de “porter la voix“. Cette contrainte a l’inconvénient de gommer les nuances et le grand avantage de donner aux comédiens un formidable tremplin au jeu : elle interdit de rien céder de la théâtralité de l’écriture et du vers. Un « Ah » ou un « Madame ! » ne sont jamais une cheville destinée à faire tenir le vers sur ses douze pieds, mais un saut, un appel, ce qu’on voudra, qui lance l’action et le jeu. Pour ce Tartuffe, donc, la belle façade du château convient parfaitement à cette famille prospère, du reste ordinaire, menacée de l’intérieur par la passion du père pour… On en reparlera : Tartuffe n’arrive qu’au troisième acte. L’une des trouvailles de cette mise en scène est d’avoir fait du “raisonneur“ un bon vivant, ce qui donne un sens très intéressant à la raison. Brigitte Jaques-Wajeman, au cœur de la pièce, lui fait dire au public la célèbre tirade en prose de Dom Juan contre l’hypocrisie. Intrusion choquante à l’oreille et rupture bienvenue : les adresses au public, propos généraux de moraliste tenus par Molière, fonctionnent très bien, dans la mesure où la même exactitude s’exerce sur le choix de ce qui est dit au partenaire ou adressé au public et sur les mots qui sont paroles ou directement actions. Molière retrouve ici son partenaire privilégié : le public. Et celui-ci lui en exprime sa reconnaissance en riant aux “bons endroits“, avec tout le plaisir de l’intelligence partagée. Car l’on rit.
Et cependant la pièce va, comme il se doit, vers la tragédie (avec un magnifique “effet spécial“ de la lumière fracassant la façade). L’arrivée de l’exempt ne sauve rien, l’intervention du Roi, “deus ex machina “, glace : qu’est-ce que ce roi qui sait tout de la vie de ses sujets, qui est au-dessus des lois ? Orgon a gagné en sécurité, retrouvé l’ordre, et perdu la liberté, le peu de liberté qu’il avait eue de protéger un ami en faute à l’égard du roi, et en danger. La fin de la pièce n’est qu’une grande soumission grise au pouvoir absolu, on comprend que la joie nous tourne le dos.
Reste Tartuffe. Le jeune acteur ne convainc pas entièrement, comme s’il n’osait user assez de sa jeunesse : il manque d’insolence, de dureté. Mais peut-être son charme indécis met-il l’accent sur un point fort de la pièce – ce qui fait qu’on peut encore en donner cent, mille nouvelles interprétations - : le désir (ici celui d’Orgon) se résume-t-il à son objet ? N’est-il pas plus puissant encore d’être presque sans objet ?
Tartuffe est de ces pièces si connues qu’on les écoute comme un opéra, attendant les moments de bravoure, les grands airs, etc… Cette mise en scène nous comble par l’abondance et la pertinence des trouvailles. Et mieux encore, elle nous laisse avec des questions.
Chritine Friedel
Distribution : Thibault Perrenoud, Pierre-Stefan Montagnier, Anne Le Guernec, Anne Girouard, Pascal Bekkar, Sophie Daull, Bertrand Suarez-Pazos, Marc Siemiatycki, Sarah Le Picard, Marc Arnaud.A suivre en tournée, en particulier à Colmar (Atelier du Rhin).