Partage de midi
Partage de midi de Paul Claudel, mise en scène d’Yves Beaunesne.
La pièce a déjà plus d’un siècle ( écrite en 1905 et parue en 1906) mais Claudel, pour des raisons personnelles, en avait interdit la représentation. Artaud – mais oui!- en monta le premier acte en 1928 mais sans son autorisation, et la véritable première de la pièce eut lieu dans ce même théâtre Marigny en 1948, puis fut reprise en 54 avec une distribution exemplaire déjà: Pierre Brasseur, Edwige Feuillère, Jean-Louis Barrault et Jacques Dacqmine. Nous nous souvenons aussi du remarquable décor de Labisse et du soleil qui se reflétait sur la mer, quand ils étaient sur le pont du transatlantique., » au milieu de l’océan indien entre l’Arabie et Ceylan en route vers la Chine ».
Depuis la pièce, devenue mythique, plus de 50 ans après sa création, tient toujours aussi bien la route, et a été constamment montée avec des fortunes diverses mais on a tous en mémoire la clébrissime mise en scène d’Antoine Vitez avec Ludmilla Mikaël , prodigieuse actrice et mère de cette autre grande comédienne qu’est Marina Hands que l’on a pu voir dans L’Amant de Lady Chatterley.
Les qualités de la pièce sont indéniables, sans doute parce qu’elle a été écrite à partir d’un épisode de la vie de Paul Claudel quand il rencontra sur le bateau cette femme qui lui donna un bébé avant de le quitter définitivement , le marquant pour toujours. Les deux premiers actes sont sans doute mieux construits que le troisième, qu’il a mis plus de temps à élaborer et ces retournements de situation ne sont pas faciles à gérer par un metteur en scène, car la pièce a par moments un côté roman d’aventures.
On connaît le scénario: Mesa, un jeune homme, » un sale petit bourgeois, très égoïste, très sevré, très concentré sur lui-même » (sic) qui ne connaît rien des femmes , rencontre dans ce microcosme que pouvait être un paquebot en route pendant plusieurs semaines vers l’Extrême-Orient, Ysé, une femme plus âgée que lui, trente ans, mariée à de Ciz qu’elle n’aime pas et qui ne semble pas l’aimer beaucoup non plus. Ysé est déjà mère de plusieurs enfants dont on parle peu dans la pièce. Mais il y a aussi sur ce bateau- ce qui n’est pas étonnant – mais le hasard dramaturgique fait aussi bien les choses, Amalric, l’ancien amant d’Ysé, personnage aussi intelligent et brillant que cynique. De Ciz , malgré les vagues supplications d’Ysé , va partir pour trois semaines en mission, sur ordre de Mesa, et l’histoire d’amour entre Mesa et Ysé va évidemment se mettre en marche aussitôt, avec l’accord tacite de de Ciz qui semble ne pas être dupe de ce qui est en train de se préparer. Ysé sent bien, elle aussi,à ce moment-là qu’elle est prise au piège et que les choses ne vont pas être faciles. D’autant plus que Mesa partira, et Ysé se retrouvera, devenue veuve, seule avec leur enfant et Amalric, dans une maison en Chine, où il y a des sacs de sable et des matelas devant les fenêtres car il y a de l’insurrection dans l’air. on entend d’aileurs des coups de feu dans le lointain, vieille histoire coloniale restée encore bien actuelle cent ans après en Afrique…. Mesa revient tout d’un coup, « reprendre cette femme qui est à moi et cet enfant qui est le mien et après une bagarre avec Amalric qui » n’est nullement heureux de le revoir », et qui le blesse d’un coup de revolver. Ysé annoncera à Mesa que leur bébé est mort; et elle s’apprête à fuir quand il est encore temps avec Amalric, non sans avoir fait les poches de Mesa…Claudel n’hésite pas devant ce genre de mesquineries et il a probablement raison. La belle et grande amoureuse Ysé n’ a pas que des qualités
Sans doute prise de remords, Ysé reviendra pour mourir avec Mesa » dans le partage de minuit ». Mais une telle pièce ne se résume évidemment pas à un scénario, et il n’est pas besopin d’être un inconditionnel de Claudel pour admirer cette langue admirable et exigeante, où chaque mot est juste et précis et Elsa Triolet en 48 avait raison de parler « d’un drame à la beauté d’un miroir brisé ». Il n’y a pas tellement de pièces de cette époque qui se complaisait dans le drame bourgeois, à avoir conservé cette dimension et cette force en 2009, surtout quand on sait qu’elle a été créée quarante ans après avoir été écrite.Rien qui ne soit datée sion évidemment les conditions de ce voyage qui devait quand même être singulièrement épuisant… Et pourtant, il y a bien à la base la même figure du trio de boulevard: mari, femme amant, mais auquel Claudel a très intelligemment ajouté le personnage d’Amalric, ancien et sans doute futur amant d’Ysé, on le sent dès qu’il arrive sur scène qu’il est resté très proche d’elle.
Yves Beaunesne a repris sa mise en scène qui lui avait valu un triomphe il y a trois ans à la Comédie-Française avec les mêmes interprètes: Hervé Pierre ( Amalric), Christian Gonon ( De Ciz ), Eric Ruff ( Mesa) et Marina Hands ( Ysé) . Que dire? Rien; il y a quelque chose qui tient ici du miracle et bien sûr d’un travail exemplaire sur le texte; d’abord, ces quatre comédiens, aussi discrets qu’imposants sont tous crédibles, en parfaite harmonie chacun avec les autres, savent donner la forme orale exacte aux sentiments qu’ils doivent exprimer; il n’y pas l’ombre dune erreur de jeu ou de placement, pas l’ombre non plus de quelque chose qui pourrait ressembler même de loin à un léger cabotinage.Le cynisme et l’humanité dAmalric interprété par Hervé Pierre,l’espèce de côté faux et fuyant de De Ciz que sait traduire à merveille Christian Gonon , la jeunesse et la fougue d’Eric Ruff et l’intelligence, la fascination et l’incroyable sensualité qu’exerce Marina Hands sur ces trois hommes. Cette interprétation est aussi exemplaire que la direction d’acteurs d’Yves Beaunesne, et la pièce qui dure quand même deux heures vingt ne souffre d’aucune rupture de rythme. Du côté du décor et des éclairages, c’est sans doute un peu moins réussi : les cordages et le morceau de voile qui figurent le pont du bateau sur fond noir ne recréent pas vraiment cet univers étouffant de lumière et de chaleur où les sentiments du quatuor devaient s’exaspérer quelque part au milieu de l’océan, en plein été. Et le cimetière de Hong-kong, avec ses grosses suspensions en tôle et un éclairage très réduit où se retrouvent Ysé et Amalric, comme la maison « dans l’ancien style colonial » sont sans doute moins convaincants mais bon…tant pis, on fait avec,et les interprètes aussi.
Elsa Triolet se demandait, en voyant les costumes 1900 de Christian Bérard à la création si » ces sentiments tiendraient le coup dans les habits de nos jours ». Qu’elle se rassure dans son paradis des poètes, cela fonctionne parfaitement en 2009, avec les costumes de Patrice Cauchetier et Marina Hands en robe rouge légère et lunettes de soleil est aussi sensuelle que pouvait l’être Feuillère en longue robe blanche… Yves Beaunesne, qui avait eu plus de mal avec L’Echange, signe là une mise en scène de tout premier ordre, différente mais de la même qualité que celle de Vitez. Ce qui faisait le plus plaisir à voir, c’était l’attention et le regard des jeunes gens qui – ce n’est pas si fréquent – peuplaient la salle samedi soir.
Alors à voir? Oui, bien sûr: c’est, dans le théâtre actuel, un évènement exceptionnel, d’autant plus qu’il s’agit d’une reprise mais faites vite, cela se joue peu de temps.
Philippe du Vignal
Théâtre Marigny, jusqu’au 3 octobre.