Le Cauchemar, texte et mise en scène de Jean-Michel Rabeux.
Sur la scène, imaginez un grand drap noir en plastique suspendu au-dessus d’une petite estrade, et plus bas, cinq téléviseurs posés à même la scène. C’est comme une sorte de procès; depuis l’Orestie d’Eschyle, comme le remarque Rabeux, « on sait que les deux s’entremêlent » et que c’est même un des fondements de l’univers scénique, des farces du Moyen-Age en passant par les Plaideurs, jusqu’aux très nombreux procès de Jeanne d’Arc et au sublime Palais de Justice mis en scène par jean-Pierre Vincent autrefois au Théâtre national de Strasbourg. Et ne parlons pas des films comme des innombrables séries télé.
Ici , c’est un peu différent; il y a une sorte de Procureur de la République, nommé La Question, un sinistre travelo, aux cheveux longs frisés et aux grosses lunettes, habillée d’une longue robe noire qui fait un peu penser à la figure de la Mort dans La Classe morte , le spectacle culte de Tadeusz Kantor ; il est assis sur une banale chaise de bureau tournante; on voit, par moments, son visage grossi sur les écrans télé, et parle devant un micro, d’une voix aussi calme que sinistre: » Aucune question ne peut être posée à La Question », précise-t-il d’emblée. La Question récuse vos généralités ». Le ton est déjà donné ,entre Kafka et Sade, et bien sûr Bataille…
Et puis, sur la petite estrade, il y a l’accusée, Eglantine, qui avoue avoir tué sa mère, son père et sa fille , qui se présente, nue avec juste un peignoir noir sur les épaules à quelques mètres du public, après qu’il lui ait ordonné de se déshabiller. On voit alors sur les écrans des gros plan de son ventre. »Caméra, puis « stop caméra « , dit-il, comme un metteur en scène. Ses phrases sont courtes, précises et tranchantes. Puis , plus tard, une très jeune et belle femme, presque androïde, en pantalon et chemisier blanc arrive simplement. Et cette espèce de simulacre de procès continue: » La Question affirme que votre fille sait tout de vous ». Et La Question demande à Eglantine de lui dire qui est le père de sa fille et précise qu’elle veut une réponse explicite… L’interrogatoire tourne effectivement au cauchemar.
Eglantine , tout au long de de ces quatre journées que dure le procès, se confesse, raconte sa vie sans la raconter vraiment, texte souvent sublime, très théâtral , où l’on parle beaucoup de sexe et de relations familiales compliquées.
Le Cauchemar n’est pas à mettre entre toutes les oreilles mais Jean-Michel Rabeux a sans doute écrit l’un de ses meilleurs textes, l’un en tout cas des plus sulfureux et des plus poétiques, si l’on veut bien considérer que le poétique est une sorte de métaphore aux méandres imprévisibles de la vie banale, et dont le spectateur ne ressort pas indemne.Le jugement final de La Question , dit de façon imperturbable, fait froid dans le dos, puisqu’il établit une sorte de compromis existentiel; en termes vulgaires, cela donne zéro partout, la balle au centre: la mère est condamnée à mort, la fille est condamnée à vivre… Et La Question insiste bien sur le mot » condamnée »
Les agrandissements vidéo et les projections sur le grand rideau noir plastique ne sont pas très convaincants, d’autant plus que l’on est très près des trois interprètes. D’abord, et surtout Claude Degliame; en une heure dix, elle accomplit un parcours sans faute, sublime à chaque minute, avec un sens des nuances et une présence scénique des plus rares. Eugène Durif, dans le personnage surréaliste, glauque et monstrueux de La Question est pourtant tout à fait crédible, comme l’est aussi Vimala Pons qui joue La Fille. Un spectateur pas très content a déclaré à la fin, avant le salut des comédiens, que le théâtre de Jean-Michel Rabeux était très ennuyeux. On peut certes reprocher quelques défauts de mise en scène à ce spectacle sans doute encore un peu vert et que nous avons vu par une chaleur assez rude, mais, malgré cela, désolé, il y a peu de textes actuels qui aient une telle dimension, à la fois dramatique et poétique, et servi par des comédiens qui font un travail des plus remarquables. Alors à voir? Oui, sans hésitation…
Philippe du Vignal
Théâtre de la Bastille 76 rue de la Roquette jusqu’au 17 octobre à 19 h 30