Les Translatines 2009
Festival de théâtre franco-ibérique et latino-américain
Bayonne Biarritz, du 15 au 24 octobre 2009
Vitrine de la création argentine.
À l’affiche de l’édition 2009 des Translatines , l’Argentine à travers trois générations d’artistes depuis ses créateurs emblématiques comme Eduardo Pavlovsky aux jeunes comme Claudio Tolcachir. Des inventeurs de nouvelles formes, de nouveaux rapports au public, des briseurs de frontières entre les arts.
Face à toutes sortes d’adversités : crise politique, économique, pénurie, absence de moyens matériels et financiers, les artistes argentins non seulement résistent mais encore démultiplient l’invention, l’énergie créatrice. On a pu voir aux «Translatines» 2009 quelques échantillons de la création théâtrale argentine actuelle d’une vitalité et d’une modernité surprenante.
Un couac cependant dans cette belle vitrine. Dans la grande tradition populaire du conte et de la marionnette, En camino de Sergio Mercurio, marionnettiste et grand arpenteur de l’Amérique Latine, était décevant. On s’attendait à entendre et voir interpréter par l’acteur et ses marionnettes des histoires de la vie quotidienne collectées au gré de ses voyages. Or, même si l’on apprécie les efforts de Sergio Mercurio, pour jouer en français, on peut qualifier son spectacle de simpliste, donnant dans la facilité, troquant l’humour contre le rire parfois lourd et gras. Les interpellations du public pesantes, répétitives, interminables, le jeu et les dialogues avec trois marionnettes de taille différente: Bobi, grand-mère Margarita et l’ivrogne Beto, dans le style d’un théâtre de foire médiocre. Une demi-déception avec Potestad d’Eduardo Pavlovsky, auteur et acteur, figure emblématique du théâtre argentin. Potestad, grand classique dans son pays, traduite et jouée dans le monde entier, est inspirée par les enlèvements des enfants des opposants à la dictature militaire en Argentine.
Un couple, un médecin et sa femme, ont « récupéré » et élevé une fille de jeunes parents assassinés, qu’on vient leur reprendre à l’âge de 15 ans, après la fin de la dictature. Une pièce forte qui aborde cette problématique d’un point de vue peu fréquent. Malheureusement, la mise en scène de Norman Brinski est inexistante et Eduardo Pavlovsky, mal ou pas du tout dirigé, tantôt histrionique, tantôt mélodramatique, cabotine et improvise inutilement, bref fait un numéro d’acteur dans le style du cinéma italien réaliste des années 1960. Du coup, il désamorce la force, la violence,tragique, et le suspense de la pièce et Susana Evans, son interlocutrice quasi muette, a du mal à exister sur le plateau.
En revanche, la jeune génération d’auteurs et de metteurs en scène, sans rompre avec la tradition argentine du grotesque et du réalisme fantastique, innove et propose des formes et un langage scénique personnel qui ne cherchent pas à se mouler dans les tendances dominantes ni dans l’apparat technologique de la modernité. Parmi les créations argentines présentées, une seule recourt à l’usage des projections qui, dans ce cas, constituent un élément nécessaire sur le plan dramaturgique. Il s’agit de Dolor exquisito d’Emilio Garcia Wehbi, actuel directeur de la compagnie Periferico de Objectos, plasticien et metteur en scène, dont la dramaturgie et la mise en scène s’inspirent ici de l’œuvre de Sophie Calle. Sur le même thème de la rupture amoureuse et de la reconstruction, Emilio Garcia Wehbi ,s’ approprie l’idée et la trame du travail de l’artiste mais en les sortant du contexte nombriliste d’origine pour les confronter à des douleurs , à des souffrances de personnes anonymes, infiniment plus terribles et graves : décès, pertes, disparitions. En plasticien et homme de théâtre, Garcia Wehbi met en œuvre un langage scénique où s’opère une alchimie entre images, effets visuels, sonores, mannequin, paroles et corps de l’actrice. Sur le plateau , côté jardin , une chaise avec un mannequin blanc sur la figure duquel on projette les visages des personnes qui racontent leurs drames, côté cour , la chaise de l’actrice, plus loin une armoire vitrine avec des objets, témoins du voyage d’Elle au Japon, et en fond de scène, un grand écran où sont projetées des photos de divers lieux à Tokyo , alors qu’Elle (Maricel Alvarez) raconte les 90 jours de son séjour dans la capitale japonaise, l’attente du rendez-vous à New Delhi avec l’homme qu’elle aime, qui ne viendra pas , prétextant un panaris et qui rompra avec Elle. Douleur de la rupture incompréhensible qu’Elle va surmonter petit à petit au terme de 99 jours d’un parcours de reconstruction. Dans son histoire , s’inscrivent de brefs récits des drames, des pertes, racontés en voix off. Une excellente maîtrise de la dramaturgie scénique, une remarquable prestation de Maricel Alvarez, un usage juste et intelligent de la vidéo.
Cofondateur avec Emilio Garcia Wehbi du groupe Periferico de Objectos, Daniel Veronese, auteur et metteur en scène, est accueilli aujourd’hui dans les plus grands festivals et théâtres européens. Après des versions très personnelles d’ Oncle Vania et des Trois sœurs de Tchekhov, présentées ces dernières années à la MC 93 de Bobigny, il revient avec des réécritures originales : Le développement de la civilisation à venir d’après Maison de poupée et Tous les grands gouvernements ont évité le théâtre intime d’après Hedda Gabler, deux pièces icônes d’Ibsen.
Créés avec un même groupe de dix acteurs, les deux spectacles se jouent aussi dans un même dispositif scénique : trois murs en trapèze délimitant l’intérieur d’une maison, une table, des chaises, un canapé, et sur le mur du fond ,une fenêtre et une porte de chaque côté. Dans cette version de Maison de poupée, Daniel Veronese suit, en condensant les faits essentiels, la pièce d’Ibsen, en passant par le double prisme du film d’Ingmar Bergman (Cris et chuchotements) et de notre regard d’aujourd’hui. Il dégage ainsi du contexte l’époque , la relation du couple emprisonné dans le carcan de la morale et des principes de la société bourgeoise, qu’il éclaire de la vision bergmanienne des années 1960 et d’aujourd’hui. Qu’est-ce qui a changé dans le comportement des personnages ? Dans quelle mesure se sont-ils libérés du poids de la morale, des codes et des contraintes sociaux ? Quel nouveau type de relations dans le couple et du couple dans son environnement social est-il en train de se mettre en place ? Nora va-t-elle partir ou accepter de composer avec la réalité ?
Les rapports entre les personnages sont ramenés à l’essentiel et Daniel Veronese introduit quelques chnagements: par exemple, le médecin est une femme. Dans la scène finale , les mains de Nora et d’ Helmer se rejoignent sur les clefs de la maison. Les cinq acteurs en costumes contemporains, éblouissants dans le registre d’un jeu réaliste sans cesse déstabilisé et décalé par la dérision. La mise en scène est irréprochable, comme le rythme et la tension dramatique . Et Hedda Gabler est de la même tenue. Décor identique mais avec ,en plus, un harmonium. On fait allusion au décor de Maison de poupée mais le nouveau titre est aussi évoqué à plusieurs reprises.
Théâtre des apparences, jeu social et ambition, envie de réussite personnelle, tourmente intime :les êtres s’affrontent comme chez Ibsen. Avec naturel , des acteurs virtuoses jouent de ruptures du ton, et se tiennent toujours sur le fil entre tragique, cynisme dérisoire et grotesque. Daniel Veronese crée ici un grand théâtre de règlement de comptes avec ce qui nous étouffe, ce qui limite notre liberté et qui nous empêche de nous réaliser.
Rafael Spregelburd, auteur et metteur en scène, dont on voit régulièrement des pièces montées en France ( en particulier par Martial di Fonzo Bo), a présenté sa dernière création Buenos Aires qui s’inscrit dans la tradition du réalisme grotesque et qui tient en même temps de l’esprit d’esperpento de Valle Inclan. Un Anglais du Pays de Galles qui a tout perdu ,arrive à Buenos Aires, une ville dont il ignore tout y compris la langue, vit de petits trafics puis se trouve entraîné dans des arnaques absurdes, comme cette escroquerie mise en œuvre par des locataires plus ou moins en règle d’une maison à vendre, où se rencontrent fortuitement un professeur de physique en chômage, une jeune peintre, une agent immobilière. Il s’agit de vendre à la NASA la formule permettant de transformer l’eau de mer en eau potable que le professeur prétend avoir découvert et caché dans le tableau de Munch Le cri qui a été volé. Qu’à cela ne tienne, la jeune peintre fabrique une copie du Cri. Mais on attendra en vain la réponse de la NASA…
La mise en scène est économe en moyens.: deux cloisons représentent l’intérieur d’une maison avec une table, quatre chaises, une valise et quelques accessoires. L’anglais, parfois le gaélique, du jeune Gallois (en voix off, on entend ses pensées intimes) se mêle à l’espagnol des Argentins. Le jeu réaliste amplifie encore le comique et l’absurde des situations. Mais cela manque d’envergure, d’enjeu fort et la pièce s’appesantit vers la fin.
Claudio Tolcachir fait partie de ces artistes de la jeune génération que la crise a amené à faire du théâtre dans des petits lieux récupérés , voire dans leur propre maison. Après le succès international, pas vraiment mérité, de sa première pièce Le cas de la famille Coleman, il revient avec sa seconde pièce Tercer cuerpo qu’il a mis en scène avec sa compagnie Timbre 4. Un seul espace pour quatre lieux : le bureau d’une administration oubliée, la maison d’un couple, un bar et un cabinet médical. Dans cet espace hybride, se croisent la vie de cinq personnages à la dérive : Sandra, abandonnée par son mari et qui veut avoir un enfant pour combler ce vide, Moni qui n’a plus de domicile et vit dans le bureau à l’insu de ses collègues, Hector qui ,après la mort de sa mère, commence à dévoiler son homosexualité, Manuel et Sofia, un jeune couple dont l’irruption dans le bureau bouleverse les rapports, en apparence stables, entre l ces employés. Bre, une petite société d’êtres dissemblables, pourtant tous reliés par la solitude, que chacun cache et par la peur, peur de soi, de l’autre, de demain, du chef..
Le décor encombrant est réaliste jusqu’au moindre détail : panneaux figurant un appartement, deux portes, une fenêtre, une table, trois chaises, un canapé, deux bureaux, des étagères, des placards, du matériel de bureau, des téléphones, etc… Mais Claudio Tolcachir réussit à faire s’enchaîner les brèves séquences et à croiser les histoires deschaque personnage. Le jeu réaliste se teinte de grotesque et d’humour noir. Claudio Tolcachir fait preuve d’une plus grande maturité et d’une maîtrise plus rigoureuse de la dramaturgie. C’est sans doute un jeune metteur en scène à suivre.
On perçoit dans l’ensemble des créations de ces artistes argentins la persistance d’ éléments traumatiques de la dictature et de la post-dictature. Sur le plan formel et esthétique, le lien avec la tradition théâtrale reste toujours assez fort et le parti pris de la trans-théâtralisation et du débordement dans le politique marquent de plus en plus la jeune création ancrée à la fois dans la réalité argentine et universelle.
On a pu voir aussi la nouvelle création de Cesar Brie et du Teatro de los Andes de Bolivie, avec une version éminemment politique de l’Odyssée. Ulysse et ses compagnons sont ici des migrants d’aujourd’hui, arrachés de leur pays par les guerres, la misère, la persécution, qui cherchent un port d’attache, mais qui ont peu d’espoir de retrouver un jour leur Ithaque.
Ils viennnent d’Amérique Latine, d’Afrique, d’Iran, d’Irak, d’Afghanistan… sans papiers et sans avenir, et Cesar Brie retrace leur voyage sans fin. Comme toujours chez Cesar Brie , il y a une réelle économie de moyens : un plateau nu, avec des grandes tiges de bambou mobiles, reliées entre elles, formant comme des rideaux dont les mouvements délimitent l’espace. Quelques accessoires : un tapis aussi en bambou qui figure le bateau d’Ulysse, et une tapisserie, dans la scène chez Circé, représente deux amants dans le style du Kama Sutra.
Neuf facteurs, à la fois danseurs, chanteurs et musiciens, jouent tous les personnages. Les costumes colorés, de type populaire, avec des références , latino-américaines, asiatiques, arabes, sont un trait d’union entre l’univers mythique de l’Odyssée et le monde contemporain. Les étapes du voyage d’Ulysse et ses aventures ont en même temps une résonance contemporaine. Le Cyclope est un passeur drogué et un dealer, qui , après les avoir fait payer pour passer en Amérique du Nord, jette les compagnons d’Ulysse du train. Ulysse lui crève son œil avec une bouteille cassée. On traverse ainsi les épisodes de Calypso, de Circé, de Nausicaa, des vaches sacrées du Soleil qui se transforment en douanières et en police des frontières. Les hommes d’Ulysse changés en porcs (cochons consommateurs) boivent du Coca-Cola et s’empiffrent avec voracité de hamburgers. Les musiciens (petite guitare, violon, percussions, accordéon) interviennent dans le jeu.
La mise en scène est très solide et les séquences s’enchaînent instantanément,. Quant aux acteurs, ils ont une perfection technique, et une vérité incomparable: on est là devant un miracle théâtral aussi bien pour l’adaptation que pour la dramaturgie .L’humour, la poésie, le récit d’aventures mythiques, s’imprègnent sans cesse de la réalité tragique, atroce, de notre monde dit civilisé. Une réalité terrifiante dont Cesar Brie nous a montré un échantillon dans son film documentaire Humilliados y ofendidos (Humiliés et offensés) sur l’émancipation des Indiens , le racisme dont ils font l’objet en Bolivie et le silence de la population terrorisée. Un film qui lui a valu des agressions dont il a été victime dans son pays…
Irène Sadowska Guillon
Les deux spectacles de Daniel Veronese seront joués : en octobre, à Gradignan; en novembre à Boulazac, à la Scène Nationale du Petit Quevilly et à La Rose des Vents à Villeneuve-d’Ascq.