Le More cruel
Le More cruel
De l’auteur de cette tragédie brève et sanglante on ne sait rien, sinon une date, 1613. Comme le font remarquer les deux jeunes metteurs en scène, Jean-Philippe Clarac et Olivier Delœil, à cette époque, le théâtre est mobile. Théâtre de rue, théâtre dans un jeu de paume, une cour… le public déambule, mange, boit, s’apostrophe… Monter le More cruel dans un espace déambulatoire ne vise pourtant pas à la reconstitution historique : le dispositif permet d’expérimenter dans toute sa force ce théâtre « de la cruauté ». Il demande à l’acteur d’accrocher l’attention du spectateur, de le faire venir à lui sans obligatoirement forcer la voix, juste par la vérité et la pertinence de l’énergie donnée, et au spectateur de choisir son point de vue et d’écoute.
La tragédie commence par un duo, un duel des religions : prière à la Vierge contre Allah Akbar. Le jour où son maître, l’Espagnol très catholique Riviery songe à le libérer, l’esclave more se résout, lui, à se venger des années d’humiliation et de mauvais traitements. L’occasion lui en est fournie, terrible : accompagnant l’épouse et les enfants de son maître en un château isolé, au bord de la mer. Passons sur les horreurs et trahisons : le More cruel viole puis tue la chaste épouse, précipite les enfant du haut de la falaise, le maître se retrouve seul, absurdement mutilé. Ce pourrait être « trop », mais la pièce a la rapidité d’un coup de fusil. Comme l’esquisse d’une sanglante tragédie shakespearienne, en même temps que d’un débat cornélien : le More se venge parce qu’il l’a résolu, parce qu’il est convaincu que c’est juste, mais contre lui-même. On se prend à regretter les Shakespeare qui se sont autocensurés, en France, avec la domination progressive des “règles“ et du théâtre classique.
Ce qu’il en reste : une question ouverte de façon très politiquement incorrecte – et artistiquement très forte -, celle de la guerre entre la chrétienté et l’islam : où l’on voit la passion des textes anciens et, dans ce cas, injustement oubliés, rencontrer brutalement les questions un peu honteuses d’aujourd’hui.
Christine Friedel
Jusqu’au 4 octobre, au théâtre des Amandiers de Nanterre (atelier de construction). Reprise en suite au Théâtre National de Bordeaux en Aquitaine.
À lire : Théâtre de la cruauté et récits sanglants (France XVIe siècle), édition dirigée par Christian Biet – Laffont, coll. Bouquins