Trahisons
Trahisons d’Harold Pïnter, mise en scène de Mitch Hooper.
La pièce d’un des plus célèbres dramaturges anglais disparu le 24 décembre dernier est maintenant bien connue et c’est l’une des celles où il se montre le plus brillant, à travers des dialogues d’une virtuosité tout à fait remarquables. C’est un pan de l’histoire de deux couples qui ont chacun deux enfants : il y a Emma, directrice d’une galerie d’art, Jerrry, agent littéraire devenu son amant , Robert son éditeur et ce qui n’est pas incompatible le meilleur ami de Jerry; Edith, l’épouse de Jerry , est souvent évoquée mais n’est pas présente; c’est la pièce invisible mais très présente de cette partie truquée d’échecs. Jerry et Emma ont connu une passion érotique fulgurante mais absolument secrète, croit du moins Jerry, jusqu’à louer un appartment pour pouvoir y faire tranquillement l’amour l’après-midi mais Emma, très vite , a tout révélé à son mari. mais Robert n’a absolument rien dit à Jerry alors qu’ils déjeunent souvent et travaillent ensemble. Il n’en a pas évidemment parlé à Emma ni à son épouse Judith. Quand la pièce commence, Emma a voulu revoir Jerry pour lui parler de la décision qu’elle et son mari, après une longue nuit de discussion, ont prise de se séparer. Pinter sait peindre avec une grande virtuosité toute la palette de sentiments qui animent ces trois personnages; profonde tendresse mais aussi désir de l’autre, ivresse de l’érotisme et fascination pour l’autre, ambiguïté des relations entre époux et par ailleurs parents, nostalgie des soirées passées avec les enfants, amitié réelle entre les deux hommes…
Par petites touches, sans avoir l’air d’y toucher , Pinter , à coups de flash-back sait dire le passé comme le présent de cette relation triangulaire , en mettant habilement le doigt là où cela fait mal, sans jamais porter aucun jugement moral, avec une sorte de regard froid d’entomologiste regardant ces pauvres humains s’aimer et se déchirer à la fois, sans trop finalement savoir pourquoi, et en essayant de trouver dans le vin et le whisky un petit réconfort. Comme le disait son compatriote Oscar Wilde: « Personne n’est parfait ». Pourquoi ce désir et cette fascination sexuelle de l’autre? Pourquoi cette impossibilité de choisir et cette souffrance qu’elle engendre? Pourquoi ces mensonges qui n’en sont pas vraiment, comme si l’autre savait sans vouloir l’admettre. Il n’y a aucune indulgence chez Pinter mais pas non plus de moquerie: il constate et c’est tout et, depuis les années 60, il sait bien que c’est l’un des ressorts dramatiques les plus efficaces, et en cela c’est un maître incontestable: il livre le matériau brut de décoffrage, mais avec beaucoup de soin et de retenue, et c’est ensuite au public de se débrouiller avec… Ce que le dit public sait parfaitement faire et relier ce que se dit sur scène, y compris les silences, à sa propre expérience: c’est tout le grand art de Pinter….
On avait déjà vue la saison passée la très brillante mise en scène de Philippe Lenton; celle de Mitch Hooper n’a sans doute pas le même poids mais, avec une scénographie de rien du tout, il réussit très bien à situer les différents lieux de l’action et à nous faire sentir le poids de chaque mot, sans effet inutile, sans esbrouffe. Delphine Lalizout n’était peut-être pas tout à fait à son aise le soir et où nous avons vu le spectacle mais les trois interprètes, Anatole de Bodinat, Sacha Petronijevic et elle, sont à la fois justes et touchants, même si l’érotisme n’est pas vraiment au rendez-vous de la liaison entre Emma et Jerry, quand ils se mettent au service du texte avec beaucoup d’humilité et ils sont tout à fait crédibles jusqu’au bout. Alors à voir? Oui, en une heure vingt, la messe est dite, sans bavardage inutile, sans bavure, avec précision et honnêteté.
Philippe du Vignal
Théâtre du Lucernaire jusqu’au 28 novembre