Suzanne, une femme remarquable
Un spectacle de Laurence Février
D’après un entretien réalisé avec Francine Demichel – agrégée de droit public et professeur des universités – par Laurence Février et Brigitte Dujardin.
Une femme entre deux âges, apprêtée, le sourire aux lèvres, est plongée dans ses pensées. Debout face à une table, elle coud et plie du linge. Passe un jeune homme qui lui remet un papier. Elle l’ouvre, le lit, puis regarde dans notre direction et dit : « Vous savez, … ». Ces mots, c’est bien à nous, public, qu’ils s’adressent.
Suzanne va s’entretenir un moment avec nous, comme le ferait une amie, une sœur ou une mère. Et, on va vite s’en rendre compte, elle parle avec franchise, spontanéité, sincérité, elle est pleine de verve. D’emblée, Suzanne est avenante : des boucles d’oreilles en or, un chignon, une robe élégante et vaporeuse la rendent gracieuse. Cette femme soigne son apparence, même pour effectuer un travail modeste, ce qui témoigne d’une estime de soi. En nous confiant ce qui l’anime, elle se révèle attachante et sympathique.
Pour ce professeur de droit, tout le cheminement, personnel comme professionnel, est marqué par l’engagement, la lutte, la révolte. De fait, le souffle de l’anarchisme la fait vibrer depuis son enfance : née en Corse de parents rebelles, elle se sent insulaire et minoritaire. Cette minorité, elle la perçoit surtout viscéralement dans l’aspect le plus inaliénable de son identité : son sexe, être une femme. Son combat, c’est l’établissement d’une parité homme femme, la juriste voyant dans le droit un instrument de transformation sociale. Mais la résistance est forte car les racines de l’inégalité sont profondes : idéologiques et structurelles.
Suzanne fait donc de sa vie le terrain d’expérimentation des rapports de force entre le pouvoir et la femme. Son parcours épouse les grandes luttes du siècle : l’avortement, l’Afrique coloniale, mai 68… Et par son récit, on revisite un pan de l’histoire politique et sociale de la V ème république, au gré de l’évocation des noms de Simone Weil, Sartre, Edith Cresson… Les valeurs de Suzanne sont louables : ce sont le courage, la générosité, la lucidité, la solidarité, la fraternité, celles qu’elle trouve dans la mouvance de l’extrême gauche, auprès de laquelle elle milite pendant vingt ans. Libre penseuse, battante, elle a du caractère. Pour autant, elle n’est pas carriériste, ne voulant « assassiner personne ».
Au contraire, elle croit aux rencontres. La comédienne Laurence Février ne récite pas son texte. Elle le parle, véritablement. Du langage oral, son propos a les hésitations, les tergiversations. Suzanne cherche ses mots ou des noms, réfléchit à voix haute. Véhémente, elle a le souci de nous convaincre avec un discours mûrement réfléchi, bien argumenté. Elle est captivante, passionnée et passionnante. Laurence Février déclare d’ailleurs : « Je découvre, dans la parole des gens, une richesse et une urgence qui expriment mon désir de parler d’aujourd’hui au théâtre. Je cherche à confronter l’écriture dramatique avec l’oralité pour fonder un théâtre documentaire où l’écriture scénique émerge de la parole vivante ».
Ce spectacle aborde des thèmes fondamentaux rarement mis en scène au théâtre, et surtout d’une façon aussi légère et digeste. Quant au jeu de l’actrice, il est incomparable : la femme qu’elle incarne n’est ni un archétype, ni un stéréotype, mais une femme dans ce qu’elle a de plus singulier et de plus universel : une identité multiple, à la fois mère, fille, épouse, professionnelle… Suzanne est plus qu’un personnage, c’est presque une personne.
Barbara Petit
Théâtre Le Lucernaire jusqu’au 12 décembre