La Corde, Soif, L’endroit marqué d’une croix

La Corde, Soif, L’endroit marqué d’une croix  d’Eugene O ‘Neill, un triptyque mis en scène par Guy Freixe.

Eugene O ‘Neill ( 1888-1953) est maintenant bien connu en France où il a été monté mais on l’oublie souvent,  dès 1923 par Gaston Baty, puis par Gerges Pitoëff en 29…. Guy Freixes a choisi de mettre en scène en triptyque  trois courtes pièces du grand dramaturge, et,  par ailleurs arrière-grand père de l’excellent James Thierrée, lequel est aussi le petit-fils de Charlie Chaplin qui avait épousé la fille d’ O’ Neill. Bon, vous suivez toujours?

  Les présentations faites, passons à ces trois oeuvres : dans La Corde qui est une première et courte version du Désir sous les Ormes, un vieux fermier,  c’est évident pour tous et il ne cesse de le répéter, a caché sinon un trésor, du moins un bon magot.  Il  attend depuis cinq ans déjà le retour de son fils qui est parti comme marin, et qui lui a, au préalable , « emprunté » un peu de cet argent qu’il n’avait pas voulu lui donner. Et le vieux fermier lui a prédit une belle malédiction: la corde! si , par hasard, il revenait un jour, et qui pend là, bien visible comme une menace permanente.

  Bien entendu, un jour sans prévenir, le fils finit par revenir et se met en tête avec son beau-frère de récupérer le magot. Mais, comme on le sait, la vie est imprévisible, et ce n’est ni l’un ni l’autre mais la belle-fille qui le découvrira grâce à une ficelle dramaturgique de tout premier ordre que l’on ne vous révélera pas. Bien entendu, comme toujours chez O’ Neill, il y a une arrière-plan mythologique, en l’occurrence ici, la fameuse histoire d’Abraham et d’Isaac. Le début de la représentation patinait un peu le soir de la première mais cela devrait  se caler, et l’on entre très vite dans l’univers de ces êtres , à la fois simples et compliqués, comme le sont des milliards de représentants de l’humanité; O’ Neill, savait à la fois construire un scénario  mais aussi , en quelques répliques, installer, avec un métier très sûr,  des personnages  tout à fait crédibles ,  quand un metteur en scène sait  les mettre en scène, et ce type de théâtre, qui frappe toujours juste, convient bien à Guy Freixe: quel bonheur après l’interminable Cabaret Hamlet de Langhoff que cette série de trois petites pièces montées sans aucune prétention.

Soif est évidemment plus difficile à mettre en scène: cela se passe en plein océan sur un canot de sauvetage où trois naufragés: une sorte de dandy  qui, quelques heures auparavant, devait encore savourer un excellent Bourbon au bar d’un paquebot de luxe, une chanteuse de cabaret et un marin métis, trois pauvre hères qui ont peu chances d’avoir la vie sauve. . Ils ont une obsession commune: une soif impitoyable qui les détruit petit à petit; dès lors toutes les tentations, tous les rêves aussi  sont permis, puisque la chanteuse et le dandy croient ou font semblant de croire que le marin a caché de l’eau: bref, la folie est au rendez-vous. La pièce ne manque pas d’intérêt ; reste à savoir comment on peut l’installer sur un plateau, et la marge de manoeuvre est limitée, que l’on aille du côté d’un réalisme- impossible!-  ou d’un expressionnisme injustifié.

  Il faudrait sans doute  situer l’histoire ailleurs que sur cette barque incorporée à l’intelligent  décor à transformation de  Raymond Sarti à laquelle on a du  mal à croire. Et le costume de la chanteuse de cabaret est peu convaincant, surtout quand elle doit séduire le bau matelot pour avoir une chance de survivre… Les costumes dans l’ensemble sont un point faible de ce spectacle et leur créatrice devrait relire Roland Barthes qui, on  le sait, a écrit un texte  remarquable sur le sujet.

  L‘endroit marqué d’une croix  parle aussi d’un  voyage, mais,  cette fois, immobile, celui d’un vieux capitaine, Bartlett, qui a transformé une des chambres de sa maison en cabine .  Et il passe son temps à guetter l’arrivée d’un bateau qui doit lui rapporter un trésor enterré dans une île lointaine; même si le dit bateau a depuis longtemps coulé, le capitaine Bartlett continue à croire en ses rêves. Rêves qui en quelque sorte ont déteint sur son fils Nat qui, avec son père,  voit aussi le bateau revenir, et des hommes venir et vider des coffres pleins… de poussière.Mais on ne saura jamais si  cette obsession commune au père ou au fils tient plus du délire onirique  ou  d’une réalité peu  crédible… Guy Freixe réussit  à mettre en valeur cette espèce de connivence  qui conduit à la folie le père et le fils, à la fois bien ancrés dans la réalité de la vie quotidienne mais victimes de leur obsession psychique qui va les détruire plus sûrement que n’importe quel virus grippal…

  Dans ces trois  pièces, on retrouve les thèmes chers au dramaturge américain: l’argent, toujours l’argent : l’argent des autres, l’argent dont on rêve et  qui devait être rare chez les premiers émigrants irlandais comme  le père du dramaturge,   les relations difficiles entre père et fils, ( O’ Neill en savait quelque chose !),  la part cachée que chaque être porte en lui  et  que, même ses plus proches ne peuvent apercevoir, le destin finalement tragique  qui poursuit chaque être humain dès son berceau, et le bonheur indicible qu’il éprouve à mener sa petite vie personnelle malgré les les ennuis qui pleuvent. On a souvent dit , et avec raison, qu’ O’ Neill avait été proche des tragiques grecs, lui qui a aussi écrit Le deuil sied à Electre. En voyant ce triptyque fort bien monté et dirigé par Guy Freixe,  on pense à cette phrase fameuse  des Perses de l’immense  Eschyle: «   Même dans le malheur, jouissez  des joies que la vie vous apporte,  car la richesse ne sert à rien chez les morts »….

 

Philippe du Vignal

 

Le spectacle a été créé au Pôle culturel d’Alfortville le 5 novembre et est  repris du 7 au 12 décembre à 20 h 30 au Café de la Danse à Paris. Puis en tournée: le 19 novembre à Epinal (88); le 24 novembre au Sémaphore de Sébazat ( 63); le 1 er décembre au Théâtre ATP de Poitiers (86); du 7 au 9 janvier à L’apostrophe, scène nationale de Cergy-Pontoise (95); le 21 janvier au Théâtre Gérard Philipe à Saint-Cyr- sur-l’Ecole; (78) le 26 janvier au Théâtre de Cachan et le 13 février au Théâtre des Sources de Fontenay-aux-Roses (92).

 

 


Archive pour 9 novembre, 2009

UN CABARET HAMLET

hamlet1.jpgEn manteau rouge, le matin traverse la rosée qui sur son passage paraît du sang ou HaM. AND EX BY WILLIAM SKAKESPEARE UN CABARET HAMLET de Matthias Langhoff sur une musique d’Olivier Dejours, traduction Irène Bonnaud mise en scène et décor de Matthias Langhoff (sic)

   Cela se passe au Théâtre de l’Odéon, vénérable théâtre à l’italienne aux stucs dorés et aux fauteuils en velours rouge, dont le parterre a été vidé aux trois quarts de ses sièges pour que l’on puisse y mettre des petites tables rondes avec des chaises en fer noir , où est assise une partie du public; sur le devant de la scène, de longues tables qui servent de praticables aux comédiens et autour desquelles sont assis d’autres spectateurs . A jardin, est installé sur une tournette, un petit orchestre( dont un altiste, un pianiste, un trompette, un saxo et une batterie et parfois un accordéon , devant une grande coquille Saint-Jacques comme celle du fameux tableau de Botticelli, et côté cour, une autre tournette- la manie du jour!- dont les toiles peintes représentent un salon bourgeois et autre lieux et; côté pile,  les portes de loges d’un théâtre à l’italienne. Il y a un cadre de scène en tubes fluo bleu et , au-dessus, une bande où défilent les traductions les textes de chansons en allemand ou en anglais, c’est selon.      

  Entre les deux tournettes, une petite scène surélevée où se passent quelques scènes qu’on peut deviner à travers un store à lamelles qui, refermé, donne à voir une grande affiche des années 40 vantant les mérites du fromage danois…. Je pense au décor avant de penser à la mise en scène, disait autrefois Brecht, le maître de Langhoff… Encore faudrait-il que la, mise en scène veuille bien suivre, ce qui n’est malheureusement pas le cas ici. On ne va pas vous raconter le scénario de la célébrissime pièce du théâtre occidental, d’autant plus que la traduction/ adaptation/ montage d’Heiner Muller et de Langhoff, retraduite de l’allemand par Irène Bonnaud ( cela fait peut-être un peu beaucoup de strates!) est une sorte de réinterprétation/ déconstruction , où l’on voit surtout la figure d’Hamlet magistralement incarnée par François Chattot en pantalon noir et chemise blanche ,un chausson rouge à un pied et une grande botte à l’autre qui nous fait entendre le texte. Surtout,  quand il est au balcon en train de dire à une spectatrice le fameux : « Etre ou ne pas être »… à la seule lumière d’une torche électrique . Sur le plan plastique, il y a reconnaissons-le, de très belles images) ,( c’est toujours l’un des  atouts de Langhoff qui a un œil de peintre, comme l’enterrement d’Ophélie, on voit mal la totalité du spectacle ( et pourtant nous n’étions qu’au deux tiers du parterre), à cause d’un sous-éclairage permanent et , comme la plupart des comédiens ont un diction disons assez approximative pour être poli, on ne perçoit pas grand chose de ce texte.

  Il y a bien quelques moments agréables de chansons en anglais et en allemand ( dont les célèbres standards Hello Dolly et Summertime , et des chansons tirées des fameux sonnets de Shakespeare de que l’on a cru bon de faire surtitrer en couleurs, ce qui parasite encore les choses, on se demande, comme dit lucidement notre consoeur Barbara Petit, ce que l’on vient voir. Et, comme la chose en question dure plus de quatre heures, très vite , malgré l’apparition ponctuelle d’un beau cheval gris qui vient montrer sa tête parmi les musiciens, une chappe d’ennnui tombe sur la salle déjà pas très pleine ; inutile de préciser qu’à l’entracte, nombre de spectateurs avaient déjà déserté…
En fait, le plus grand défaut du spectacle vient d’abord d’une inadaptation scénographique majeure: le dispositif scénique installé au Théâtre du Parvis à Dijon quand il y a été créé en décembre dernier et qui fonctionnait ans doute beaucoup mieux, arrivé dans la grande salle de l’Odéon, ne signifie plus grand chose. D’autant plus que Langhoff, qui adore se moquer du naturalisme, nous ressert ses vieilles recettes de théâtre dans le théâtre qui semble, en ce moment surtout, la dernière tarte à la crême: les toiles peintes manipulées à vue, quelques sièges de la salle sur la scène tournante elle-même pourvues de portes de loges) et l’on offre ,sans doute pour faire plus cabaret, un gobelet de bière à quelques spectateurs , avec sur un écran , bien en vue, en guise de remerciements à la marque, le logo  de la dite bière, laquelle a sans doute financé les opérations… Pourtant, vu ce qu’ a du coûter le spectacle, (19 personnes en scène) non ne devait pas en être à cela près…
Il y a aussi un véritable problème avec le temps qui n’en finit pas ( quatre heures trente! avec un petit entracte ) que Langhoff n’ a pas voulu ou pas su gérer, mais , de toute façon, sur une durée aussi longue et , dans une perspective dramaturgique aussi hybride, c’était presque mission impossible, et le rythme de cette représentation s’en ressent , et ce qui aurait pu, en une heure et demi, dans une espèce de vérité théâtrale à la Livchine, avoir une véritable force, paraissait ici de peu d’intérêt .
Pour faire bref: un texte déguisé et morcelé,  peu convaincant, un plateau que l’on peine à voir à cause d’une disposition maladroite, et en tout cas inadaptée  au lieu, des lumières trop faibles, la diction approximative de la plupart des comédiens qui ne semblaient pas croire à ce qu’ils faisaient, et le manque de rythme de l’ensemble; rien ne semblait vraiment dans l’axe ce soir-là ,même et surtout s’il y avait quelques rares bons moments , grâce au grand François Chattot, qui était bien le seul à donner une véritable dimension au texte. Mais, pour le reste, l’on restait sur sa faim.
Vouloir traduire quelques idées majeures par une scénographie singulière a toujours été un des principaux  soucis de Langhoff, qui y avait, par le passé, le plus souvent réussi et qui  nous  proposé de grands et magnifiques spectacles : avec , entre autres, Le Prince de Hombourg Le Roi Lear , ou plus maîtrisé encore un Macbeth remarquable à Chaillot ou encore Les Trois soeurs au Théâtre de la Ville ou Le Désir sous les ormes d’O’ Neill à Nanterre. Il savait nous parler de ses angoisses et de son obsession de la guerre avec beaucoup de sensibilité. Mais ici, on a l’impression que, s’il a toujours cette même maîtrise rigoureuse des moyens scéniques, la machine, cette fois,semble tourner à vide, et cet hybride d’un  cabaret et de scènes d’Hamlet était sans doute une fausse bonne idée qui ne nous concerne pas vraiment. D’autant que Langhoff , s’il n’avait pas été à l’étranger ces jours-ci, aurait  peut-être  redonné un peu d’élan et de vie à un spectacle qui, arrivé à Paris, semblait à bout de souffle…
Désolé, tout se passe comme si l’on avait  affaire à un  théâtre poussiéreux qui croit encore jouer les avant-gardes, fondé sur des recettes personnelles qui ont déjà trop servi.Et, comme le public, surtout la petite frange de jeunes gens, n’était pas dupe, les applaudissements furent bien maigres…   

  Alors à voir? Si vous êtes un fanatique de Langhoff, vous y trouverez peut-être un peu et encore  votre compte mais, conseil d’ami, évitez surtout d’y emmener votre petit(e) ami(e), votre bon et vieux copain, ou des adolescents ou de jeunes gens qui voudraient découvrir Skakespeare: ils ne vous le pardonneraient pas …
Matthias Langhoff, rendez-nous Mattthias Langhoff…

Philippe du Vignal

 

Théâtre de l’Odéon jusqu’au 12 décembre.

Philoctète

Philoctète de Heiner Müller mise en scène Jean Jourdheuil
À un mois de décalage, après Philoctète d’après Sophocle dans la variation de Jean-Pierre Siméon jouée au Théâtre de l’Odéon, voici Philoctète, version Heiner Müller au Théâtre des Abbesses Théâtre de la Ville.

Heiner Müller écrit son Philoctète en 1964, en pleine guerre froide, le mur de Berlin est là, érigé en 1961, l’Allemagne, l’Europe, voire le monde, scindés en deux blocs communiste et capitaliste qui s’affrontent, tels les Troyens et les Grecs.
La trame de Philoctète d’Heiner Müller est extrêmement radicale par rapport à son prototype grec : pas de chœur, juste trois protagonistes, Philoctète abandonné sur l’île de Lemnos par les chefs grecs, Ulysse responsable de cet exil qui, dix ans après, vient chercher le vieux guerrier, son arc et les flèches d’Héraclès, sans lesquels Troie ne peut être vaincue, enfin Néoptolème, fils d’Achille, dont Ulysse se sert pour convaincre Philoctète de les suivre à Troie.
Alors que dans la pièce de Sophocle l’intervention d’Héraclès décide Philoctète à aller à Troie, chez Heiner Müller pas de deus ex machina, pas de happy end final : Néoptolème tue Philoctète. Son cadavre sera encore instrumentalisé par Ulysse dans sa version des faits.
C’est un univers sans Dieu dans lequel opère le langage et la nécessité, le mensonge au service d’un « idéal » qui justifie tout.
On ne peut aujourd’hui réduire la lecture de la pièce de Heiner Müller au contexte historique et politique de l’époque de son écriture ni à l’autobiographie de l’auteur. Même si elle pouvait être interprétée ainsi, Heiner Müller nous avertit dès le départ « ici et maintenant, notre pièce se joue ailleurs et autrefois ».
Jean Jourdheuil déplace dans sa mise en scène ces vers dans la partie finale du spectacle. Et Heiner Müller ajoute au début de la pièce : « avouons le d’emblée, c’est chose fatale, ce que nous racontons ignore la morale, apprendre à vivre mieux vous ne le ferez pas chez nous ».
Il est clair qu’il s’agit désormais d’un conflit « archétypal » que chaque époque lit avec ses propres clefs. C’est cet univers hors catégories morales, qui n’a rien à faire du jugement moral, pas plus que de la justice ni des notions de bien et de mal, que met en scène Jean Jourdheuil. Un univers où seule opère la logique de la nécessité, c’est-à-dire de la « cause » servie par Ulysse : vaincre Troie.
Était-ce son choix ? Il y est entraîné par la force des choses. « Nous sommes allés trop loin dans cette affaire, il ne reste qu’à continuer ». Dès lors tous les moyens, tous les mensonges sont bons pour servir la cause mais tirant son épingle du jeu et en se préservant avant tout, car la voie est glissante.
Ainsi le tragique se déplace-t-il ici de Philoctète à Ulysse, pragmatique, homme de circonstances, qui multipliant les mensonges les transforme en raisons du moment, en vérité d’ici et maintenant. Pour lui il n’y a pas de vérité définitive. C’est un acteur et donc personne. C’est un artiste du langage, maître en sophismes, au point que la frontière entre vérité et mensonge s’efface. Face à lui Philoctète dans son rôle de victime, criant vengeance et justice, blessé davantage dans son orgueil, dans son moi, que physiquement dans son corps, son pied pourrissant. Il se détruit par son obstination, son refus de collaborer. Son drame, même s’il provoque la pitié de Néoptolème croyant encore à la vérité, sa mort et même son cadavre seront instrumentalisés comme preuves de la vérité d’Ulysse.
Néoptolème, déchiré d’une part entre la pitié, la compassion pour Philoctète, l’indignation pour l’infamie des ruses d’Ulysse et d’autre part la nécessité d’aller au but, finira sans conviction par se subordonner et, chargé de l’arc, des flèches et du cadavre de Philoctète, suivra Ulysse à Troie.
Sur un plateau nu, avec juste au centre une plate-forme inclinée qui tourne à certains moments. La mise en scène de Jean Jourdheuil, radicale, dépouillée, sans aucun effet, se concentre sur le combat que se livrent les trois protagonistes dans une situation d’urgence.
Un combat où trois attitudes s’affrontent avec pour seule arme le langage. La magnifique traduction de Jean Jourdheuil et de Jean-Louis Besson restitue à la fois une concrètude triviale par moments, un humour percutant et une puissance poétique du texte de Müller.
Trois acteurs virtuoses pour jouer cette partition magistrale. Marc Berman met en jeu la stratégie d’Ulysse avec fermeté et naturel, sans appuyer sur les mécanismes de la ruse à l’œuvre. Le mensonge d’Ulysse une fois mis en branle, va de soi. Il trouve instantanément de nouveaux ressorts, parant aux revirements imprévisibles de Néoptolème (Marc Barbé). Sa stratégie se heurte au jeu de Philoctète interprété avec maestria par Maurice Bénichou, d’une ironie suprême, à la fois terrible dans sa détresse et manipulateur froid qui, n’ayant rien à perdre, utilise une tactique de retournement, fait jouer le temps, déstabilise sans cesse Néoptolème, face à l’urgence dans laquelle est Ulysse.
Paradoxalement Philoctète en amenant Néoptolème à le tuer, gagne et Ulysse tragiquement échoue, incapable de convaincre Philoctète de rejoindre avec son arc Troie. Un échec, pourtant Ulysse a toujours de la ressource : Philoctète mort n’est plus utile mais son cadavre est utilisable.
Une mise en scène d’une exceptionnelle maîtrise du tempo, de la tension dramatique. Un moment rare d’intelligence et de théâtre.

Irène Sadowska Guillon

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Philoctète de Heiner Muller mise en scène de Jean Jourdheuil.

  Juste quelques mots , puisqu’ Irène Sadowska en a déjà rendu compte. Nous n’avons pas vu la même représentation: elle à la première, et moi à la troisième.  Certes,le texte de Muller possède de réelles beautés mais aussi, et cela , on le dit moins , beaucoup d’obscurités qui  plombent les choses, notamment quand Muller évoque des personnages qui ne disent quelque chose qu’aux  hellénistes et encore…. Si bien que  le spectacle tient davantage d’un travail de recherche qui aurait du rester… à l’état de recherche. Les enjeux de l’histoire de Philoctète n’apparaissent pas clairement ,et au bout de vingt minutes, l’on décroche, comme ce spectateur qui nous a écrit. et il a raison.

  La faute à qui? Probablement  déjà à Muller qui a brodé à partir du texte de Sophocle mais qui n’ a pas vraiment pris la juste mesure de la légende , en opérant une relecture assez conventionnelle de cette pièce mineure du grand dramaturge grec, puisqu’il en a supprimé le choeur et le  personnage du dieu Héraclès. Certes , l’on sent par moments, toute la puissance du langage et des joutes verbales..

  Mais Hélène Weigel , la formidable actrice et épouse de Bertolt Brecht et qui était aussi une femme de théâtre très lucide,  trouvait que la pièce manquait de matière, et elle avait bien raison. En effet, ce ne sont pas des personnages au sens réel du mot mais des porte-parole de Muller qui sont  devant nous. A la lecture, pourquoi pas mais sur la scène  déjà pas très chaleureuse du Théâtre des Abesses pendant une heure et demi, dans un décor froid et sans grand intérêt….tous aux abris!

  Quant à la mise en scène de  Jean Jourdheuil  qui a  impressionné Irène. On veut bien   mais nous ne sommes pas du tout d’accord…Ce travail est  d’une grande rigueur sans doute,  mais aussi d’une sécheresse absolue et  distille un ennui  de première qualité;  et si les comédiens font honnêtement leur travail, ils  ne semblent quand même pas avoir  l’air  très passionné. Il manque à cette mise en scène  et à cette direction d’acteurs un pouvoir de conviction:, comme si Jean Jourdheuil lui-même n’avait pas trop cru à l’opération! Comment s’étonner alors que des spectateurs quittent la salle, et que les applaudissement soient des plus chiches!  La tragédie grecque ou ses avatars n’est pas facile à maîtriser, et ce Philoctète ne restera pas dans les mémoires… En tout cas, à éviter, 

Philippe du Vignal
Philoctète de Heiner Müller, mise en scène Jean Jourdheuil
Théâtre de la Ville – Théâtre des Abbesses
du 5 au 21 novembre 2009
tel 01 42 74 22 77

« Le texte de la pièce est publié aux Éditions de Minuit »

LEONTINE en BRASSIERE

De l’impossible retour de LEONTINE en BRASSIERE, texte de Benoît Paiement-Bernard Dion, mise en scène de Robert Reid.

 

dsc0362.jpgCela se passe au deuxième étage du Théâtre d’aujourd’hui, situé au 3900 ( sic ) de la rue Saint-Denis à Montréal, bien connue pour ses centaines de restaurants en tout genre, dont le Commensal, , un libre service végétarien très fréquenté des Montréalais ,où l’on paye en fonction du poids de l’assiette que l’on a remplie… Donc, le Théâtre d’aujourd’hui programme cette saison une adaptation des Essais de Montaigne, une comédie musicale d’après la pièce culte de Michel Tremblay Les Belles soeurs mais aussi l’an passé des oeuvres de l’incontournable Wajdi Mouawad et de Normand Chaurette bien connus en France) . Le  théâtre possède une grande salle et, au sommet d’un escalier assez rude, une petite salle de quelque soixante places avec une scène toute en longueur plutôt destinée à des réalisations expérimentales.. . et qui accueille le Groupe de Poésie moderne qui reprend cet Impossible retour de Léontine en brassière( soutien-gorge en québécois).
Il s’agit des malheurs supposés d’une actrice Félixe Ross jouée par l’actrice… Félixe Ross, que l’on ne trouve plus vraiment assez jeune pour jouer cette fameuse Léontine,  mais on le comprend vite, c’est un aimable prétexte pour parler de tout et de n’importe quoi, mais aussi de la peinture de Paul-Emile Borduas, peintre québécois ( 1905-1960) qui aurait fait le portrait de Félixe Ross. Il  a peint  nombre de tableaux non figuratifs fondés sur un certain automatisme mais il est  surtout connu  pour une remarquable toile  à la fin de sa vie L’Etoile noire.

  Mais Borduas est aussi l’auteur, avec son ami Riopelle et quelques autres,  de Refus global ( paru en 48 !) ,un Manifeste visionnaire  et courageux qui dénonçait la tyrannie morale de l’Eglise catholique au Québec. Ce  dont parle  ce spectacle avec des extraits de textes authentiques assez édifiants; mais  on y discute aussi pratique artistique en  avec, en vrac: un certain Picasseur, Seurat, Gauguin, mais aussi Klee et un clin d’oeil au pop art et à Roy Lichenstein, quand les comédiens se coiffent de perruques d’un blond agressif.
Tout cela est simplement et finement évoqué par quelques coups de pinceaux lumineux sur un grand écran pivotant , seul élément scénique, avec lequel jouent les comédiens. Mais il est aussi question dans la soixantaine de petits textes juxtaposés, de Jacques Cartier qui écrit au général de Gaulle pour lui signaler un certain nombre de collines d’où il pourrait prononcer ses prochaines allocutions… et des citations de politiques importants comme René Lévesque, le grand défenseur de la minorité québécoise et de la langue française et son adversaire René Trudeau contre lequel avait eu lieu une gigantesque manifestation! Mais là, il vaut mieux être de la paroisse pour bien comprendre les choses.
Les quatre comédiens, très solides, qui ont une diction absolument parfaite, sont habillés en collants noirs, et établisssent vite une réelle connivence avec leur publicdemandent au public auquel ils demandent de se lever pour écouter l’hymne national mais oublient de les faire se rasseoir! Les phrases se bousculent , et les mots sont déchirés puis reconstruits, en tout cas, très souvent malmenés, voire passés à la moulinette de l’absurde, de la dérision et du télescopage sémantique: bref, on l’aura compris, cela tient à la fois de la poésie sonore de gens comme Bernard Heidsieck, Henri Chopin, ou François Dufrêne, mais ce délire verbal participe aussi de la poésie de Jean Tardieu, avec une petite goutte d’Eugène Ionesco.
Côté gestualité, c’est tout aussi raffiné et cela fait un peu penser aux Frères Jacques , admirable quatuor des années cinquante qui chantait notamment la fameuse Truite de Schubert sur des paroles de Francis Blanche. Il y a cette même précision du verbe et du geste, ce même décalage tout en nuances, non pour donner corps à un personnage mais pour alimenter une machine à délires verbaux et à loufoqueries qui fonctionne à merveille avec le public de Montréal qui les suit fidèlement depuis des années. Mais la dramaturgie qui avance par à-coups montre quelques faiblesses qu’il  faudrait  éliminer d’urgence : à certains moments, le spectacle part un peu dans tous les sens, et n’est sans doute pas aussi caustique qu’on lesouhaiterait. Malgré la mise en scène très rigoureuse de Robert Reid qui dirige ses quatre comédiens avec beaucoup d’intelligence et de sensibilité…
A voir? Oui si vous passez par Montréal l’an prochain,car le spectacle devrait y être repris et si vous voulez vous rendre compte de ce qu’un groupe québécois de recherche peut produire d’original; en effet ,on connaît davantage en France Lepage, Mouawad, Chaurette ou Fréchette. Viendra-t-il aux Francophonies de Limoges? Ce ne serait peut-être pas un luxe…
En tout cas, c’est toujours émouvant d’entendre à des milliers de kilomètres de l’hexagone, des comédiens qui se font visiblement plaisir à jouer aussi finement avec cette langue française à laquelle ils tiennent tant, et avec juste raison..

 

Philippe du Vignal

 

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