Entretien entre Wajdi Mouawad et Thomas Ostermeier
Cet entretien, entre Thomas Ostemeier, Wajdi Mouawad et Alvina Ruprecht a eu lieu devant les élèves d’un lycée francophone d’Ottawa qui forme les jeunes artistes. La Schaubühne de Berlin, dirigée par Th. Ostermeier est en effet à Ottawa cette semaine (10-14 novembre) avec Hedda Gabler d’Ibsen, mise en scène par Thomas Ostermeier, spectacle joué au Théâtre français du Centre national des Arts, dans une adaptation de Marius Von Meyenburg.
Wajdi Mouawad : Le contexte de cet événement est d’une certaine importance et donc, avant de commencer l’entretien avec Thomas, je tiens à vous donner un aperçu historique du théâtre français du C.N.A. Il y a 40 ans, quand a été créé le Centre national des arts qui comportait un orchestre, un département de danse, un théâtre anglophone et un théâtre francophone, vous pouvez imaginer le contexte politique: théâtre anglais d’un côté, théâtre français de l’autre. (1) Le temps a passé et la notion de théâtre français a changé! À l’époque, cela signifiait théâtre qui se jouait en langue française, selon les normes du théâtre français. Je dirais que depuis dix ans cette notion a changé en général mais aussi pour moi: je ne suis pas né au Québec, je ne suis pas non plus d’origine canadienne, et je suis arrivé en apportant avec moi, une part d’étranger; si l’on parle en termes sociologiques , on pourrait dire une part d’immigré; en termes politiques, on pourrait parler de l’« autre », ou de l’inconnu.
Arrivé comme directeur artistique, j’ai réfléchi sur cette notion de théâtre en français et comme je m’étais rendu compte que je n’avais, moi-même, appris le français que vers l’âge de douze ans, je fais du théâtre dans une idée française de ce que c’est le théâtre, idée qui n’est pas fondée sur la langue seulement mais peut-être aussi sur des notions éthiques, morales, qui étaient parfois inconnues de moi. Il y a aussi la notion d’accueil et j’ai eu l’idée de faire venir ici chaque année, un spectacle de l’étranger.
Cette confession que je viens de vous faire, n’est au fond qu’une façon de justifier l’invitation de metteurs en scène pour qui j’ai une grande admiration et qui m’ont ému profondément, qui m’ont transformé. Mais je me suis aussi demandé comment justifier une invitation, puisque ces metteurs en scène travaillent dans une langue étrangère. Et là, j’ai commencé à réfléchir et je me suis dit que, si j’invitais ces spectacles, je devais trouver un fondement éthique. Quand je commence donc à préparer une saison, je ne choisis pas d’abord la langue pour ensuite choisir le metteur en scène. Je choisis d’abord un metteur en scène que j’ai vraiment envie d’inviter, et qui travaille dans une autre langue, et une fois que j’ai pris ma décision, j’invite sa langue. C’est en effet très important: à la base, il y a un choix qui se fait à partir d’un choc. L’année dernière, nous avons invité Krum de Levin dans la mise en scène de Kristof Warlikowski dont le travail est très différent de celui d’Ostermeier.
L’année dernière, j’avais présenté Seul à la Schaubühne à Berlin. Pendant que je jouais, il y avait un Hedda Gabler dans la salle d’à-côté. Un jour de relâche, je suis allé voir le spectacle et, tout de suite, j’ai pensé au public du C.N.A., et je me disais qu’il fallait absolument qu’on le voie à Ottawa. C’est tellement beau, tellement puissant, tellement lié à ce que le théâtre peut être et doit être, dans une relation de partage. Le lendemain, nous en avons parlé et, un an plus tard, nous sommes là… Quand vous verrez la pièce, vous allez complètement oublier les théories, les concepts et c’est tant mieux, Vous serez devant un spectacle et vous allez avoir à dialoguer avec lui.
Et je vais poser quelques questions à Thomas : quels liens as-tu avec les œuvres classiques , puisque tu en as monté beaucoup, mais tu as aussi monté aussi des auteurs contemporains.. Comment passes-tu de l’un à l’autre, comment le choix se fait-il? En fonction de ce que tu as vécu ou d’un choix collectif par rapport au public allemand?
Thomas Ostermeier: Je suis enchanté d’être ici pour parler de mon travail à Berlin. Je crois que dans tous les autres pays du monde ou il y a du théâtre, ce n’est pas si évident de monter un texte classique et de faire semblant de croire que c’est un texte contemporain. Mais cela fait partie de notre qui est d’abord de répertoire . Il faut savoir que la plupart de nos villes ont un théâtre en plein centre avec une compagnie permanente qui travaille avec des contrats de deux ans. On est donc à la fois dans une tradition des textes classiques et à la recherche des textes contemporains. Et ce type de situation fait qu’on a aussi une grande tradition de réinvention de textes classiques.
Hedda Gabler est déjà mon quatrième spectacle d’Ibsen mais monter Ibsen, dans la tradition allemande , cela signifie que le spectacle va parler des personnages dans une perspective psychologique, que ce théâtre montre les âmes des personnages, et possède quelque chose de très intime . Quand j’ai lu ses textes, j’avais un regard tout à fait différent sur le monde d’Ibsen et sur ses personnages qui étaient bien du 19e siècle. Mais les questions et les problèmes de la société bourgeoise sont encore là, et nous sommes dans une situation proche de celle de la bourgeoisie norvégienne au XIXe siècle.
Ce fut pour moi un choc ! Je croyais, malgré tout, qu’aujourd’hui, nous étions arrivés dans un autre monde… mais il y a toujours les mêmes problèmes de famille, d’argent, de peur de perdre son travail, et surtout la relation entre homme-femme, la relation du couple et l’angoisse de la femme de ne pas avoir sa place dans la société n’ont guère évolué!
Wajdi Mouawad: Quand tu dis que tu étais étonné de voir que les problèmes sociaux décrits dans les pièces d’Ibsen étaient au fond les mêmes que ceux que vit notre génération, penses-tu qu’il y a eu une époque où ils avaient disparu?
Thomas Ostermeier: Non mais je dirais plutôt que, vers la fin des années 1960 et 70-80, ces questions étaient beaucoup plus problématisées. Alors aujourd’hui surtout en Allemagne, après la chute du mur, surtout pendant les dix premières années suivantes, on a vécu une période très conservatrice, voire réactionnaire. L’angoisse de l’individu est toujours fondée sur un sentiment existentialiste de l’homme, et a une réponse dans la famille. C’est là où je retrouve encore des moments de bonheur. Mais dans les années 1970-80, il y avait l’idée importante en Allemagne de la « communauté « et la génération de 68 a remis en question la famille . À l’époque, il y avait aussi le mouvement important de l’émancipation des femmes.
Mais aujourd’hui, dans ma génération à Berlin, il y a beaucoup de femmes qui sont prêtes à revenir à la maison, à ne pas travailler, à faire des études universitaires , et à vivre une vie de famille comme autrefois. Tout cela fait partie d’une situation globale où le capitalisme fait un retour triomphal. Il ne s’agit pas seulement du capital mais aussi des idées du XIX e siècle. Pour moi, c’est un peu le lien entre l’œuvre d’Ibsen et mon travail au théâtre.
Wajdi Mouawad .M. Qu’est-ce qu’être un artiste en Allemagne, dans un contexte comme tu viens de le décrire où les moyens existent, plus que dans bien d’autres pays, mais où on est héritier d’un siècle où la langue allemande renvoie à un imaginaire lourd et difficile à porter? Comment créer de la poésie en langue allemande, quand on a affaire à des générations futures?
Thomas Ostermeier:Bonne et difficile question! Le grand philosophe allemand Adorno a dit « Après Auschwitz, on ne peut plus écrire des poèmes ». Je crois qu’il y a une part de vérité dans cette phrase: c’est difficile de travailler en langue allemande . Et au théâtre, on a perdu le côté pathétique de cette langue. C’ est une grande différence avec le théâtre français. Par exemple, la déclamation n’existe plus chez nous . Alors le théâtre allemand dans mon cas, est devenu très réaliste avec un langage et un traitement des dialogues très subtil sans moments de « grandes paroles ».Et cela a beaucoup à voir avec ce que nous avons vécu au XXe siècle et c’est pour cela qu’ à la Schaubühne, nous traitons beaucoup cette question. On vient de créer un spectacle qui s’appelle La troisième génération, avec des acteurs du Moyen-Orient , israéliens, palestiniens mais aussi allemands qui se retrouvent pour se poser la question : qu’ était l’ holocauste? Je ne me sens pas responsable de l’histoire allemande du XXe siècle mais comment traiter ce sujet là, qui est aussi liée à la question de la langue.
Wajdi Mouawad: Quel sens donnes-tu au fait d’être directeur de la Schaubühne et quelle en est son histoire ?
T.O. La Schaubühne est une des grandes mais assez jeunes institutions berlinoises, même si elle elle existe quand même depuis 45 ans! Les autres grands théâtres institutionnalisés comme le Berliner Ensemble ou le Deutsches Theater sont beaucoup plus vieux… La Schaubühne a été fondée par des étudiants, dont, Gottfried Helnwein, l’un des fondateurs est encore le directeur administratif. Il a créé la Schaubühne quand il avait 22 ans . L’idée au début était de faire du théâtre sans moyens, avec ses copains de l’université, très politique et très engagé. Huit ans après ses débuts, Peter Stein, le grand metteur en scène allemand , en est devenu le directeur artistique, et à ce moment-là, la Schaubühne est devenu un théâtre célèbre et a eu beaucoup de succès, surtout en Allemagne mais aussi un peu partout dans le monde. Elle a beaucoup influencé le paysage théâtral européen. Et depuis, les subventions de la ville ont augmenté . Aujourd’hui on reçoit un budget de 12 millions d’euros par saison et il y a deux cents permanents …
En 1960-70, la participation était une idée majeure, à savoir: tous les acteurs et les travailleurs du théâtre participaient au choix des textes, des metteurs en scène, et même de la distribution. Pour ce qui est des salaires, tout le monde gagnait à peu près la même chose. Quand nous sommes arrivés en 1999, nous étions une équipe artistique venue d’un petit théâtre qui s’appelait La Baracke que j’avais dirigé pendant trois ans à Berlin et ensuite on m’a invité à prendre la direction artistique de la Schaubühne.
J’ai alors essayé de faire revivre cette idée de participation dans mon travail de directeur, selon l’idée d’une démocratie de base. On peut revenir aux idées du début de ce théâtre mais dans une situation très différente:à l’époque en effet, ces idées faisaient partie de mai 68 en Allemagne, mais aujourd’hui on vit une autre époque et nous ne sommes plus portés par un mouvement de société.
Wajdi Mouawad: Pourrais-tu résumer l’histoire de Hedda Gabler en quelques phrases?
Thomas Ostermeier: Une femme se marie avec un jeune professeur, ou du moins avec un homme qui croit qu’il va devenir professeur, et quelques années après se trouve dans une prison dorée. Elle choisit de ne pas en sortir mais essaye de détruire tous les gens autour d’elle et cette pulsion destructrice a beaucoup à voir avec le fait qu’elle est mue par une haine de soi. Elle essaye par des intrigues et des stratégies perverses, de détruire les relations personnelles autour d’elle, parce qu’elle ne supporte pas la médiocrité environnante et va se trouver dans une situation où tout ce jeu se retourne contre elle et prise au piège , elle se suicidera.
Wajdi Mouawad: Quelle relation entretiens-tu avec les auteurs et leur écriture? As-tu des contacts réguliers avec eux, les appelles-tu pour leur parler , ou est-ce une relation qui distante.?
Thomas Ostermeier: Je dirais qu’une de mes premières idées de base de mon théâtre est de renforcer la relation entre le théâtre et les auteurs. Nous avons beaucoup perdu avec la perte de l’idée d’ auteur, parce que le lien qu’ils avaient avec et le théâtre n’existait plus. Le théâtre allemand des années 90 était devenu un théâtre autoréférentiel, qui donnait une réponse à une pièce représentée auparavant. C’était une tour d’ivoire où, pour les artistes, la réalité n’existait plus ou ne jouait plus un rôle important.
Si le théâtre veut survivre, il est important qu’on réactive ce lien entre nous et la réalité. Et ce lien est l’auteur qui, seul, peut apporter des histoires qui ont un rapport direct avec la vie des spectateurs. . Je me souviens encore beaucoup, jeune spectateur , d’avoir vu des spectacles où je ne comprenais rien et qui n’avaient rien à voir avec ma vie personnelle. C’est notre devoir, je crois, de réinventer ce rapport et d’inviter les auteurs au théâtre . Et dans le cas d’ Hedda Gabler , il s’agit d’une adaptation du texte d’Ibsen que j’ai fait avec l’auteur, dramaturge et traducteur Marius Von Mayenburg qui a déjà écrit beaucoup de pièces, dont Visage de feu (2001), pièce avec laquelle nous étions à Toronto il y a dix ans. Nous faisons des adaptations de textes mais on ne touche pas au cœur de la pièce mais on essaie plutôt de l’actualiser sans banaliser la langue.
Wajdi Mouawad: As-tu envie d’écrire des pièces?
Thomas Ostermeier: Oui, mais je sais que je suis un très mauvais auteur dramatique…
Wajdi Mouawad: Dans ce cas là, si tu es un mauvais écrivain, y-a-t-il un rapport avec ta qualité de metteur en scène? Es- tu es un excellent metteur en scène parce que tu te sens démuni par rapport à l’écriture? Ou bien, cela n’a rien à voir ?
Thomas Ostermeier:Toutes les formes d’art, me semble-t-il, sont des recherches sur la communication mais il y a aussi dans chaque être humain des émotions qu’on ne peut exprimer par la parole. Il y a aussi la musique, la peinture et toutes les autres formes d’art par lesquelles on essaie de communiquer et de s’exprimer. Le langage de la dramaturgie, comme celui de la poésie, est aussi une manière de communiquer avec l’autre, et la mise en scène est une sorte d’art, une façon d’exprimer quelque chose impossible à exprimer avec des mots.
Ma passion est de travailler sur cette question de communication , d’exprimer des choses que j’observe dans le comportement des gens, et de mettre sur scène de petits gestes, de petits moments qu’on n’arrive pas à décrire, mais qu’on peut très bien reconnaître . Pour moi ,cela est aussi une forme d’art , de communication et surtout, je crois que le meilleur théâtre que je connaisse, est fondé sur des clichés du comportement des gens. Ces clichés et ces gestes constituent une sorte de narration scénique qui n’a rien à voir avec la réalité mais qui a beaucoup à voir avec la tradition théâtrale et ma passion , ma mission est de réinventer l’écriture des gestes sur scène, influencée par la réalité qui existe autour de moi.
Wajdi Mouawad: Eprouves-tu quand tu vois le paysage devant toi chaque jour quand tu te lèves et que tu vas répéter au théâtre, le sentiment qu’il existe quelque chose de spécifiquement allemand par rapport à ce qui pourrait être surtout européen? Je ne parle pas des moyens ni de méthodes mais de quelque chose d’autre difficile à nommer. Comme je passe beaucoup de temps en France et que je voyage entre la France, la Belgique, l‘Italie et l’Allemagne, je finis par avoir le sentiment qu’il y a tellement de liens culturels entre ces pays , et les spectacles voyagent tellement, (tu vas partout en Europe et les autres théâtres viennent souvent en Allemagne), j’ai l’impression qu’il commence à exister un théâtre européen. Comment te situes-tu par rapport à cette notion de spécificité artistique?
Thomas Ostermeier: Il y a une vieille expression qui dit. « Think global, act local » Je crois que c’est vraiment le cas pour mon théâtre.Et quand j’essaie de monter une pièce et de réfléchir à une nouvelle production, je ne pense jamais à la manière de l’adapter au cirque d’un théâtre global qui tourne tout le temps. J’essaie de parler à mon propre quartier. Je dirais que ce n’est même pas toute la ville de Berlin mais à ma propre province artistique : je crois qu’ on vient tous d’une province, et qu’on recrée tous nos petites communautés artistiques qui sont autant de petites provinces. Et j’essaie de communiquer, d’être en contact avec cette communauté allemande de ma génération, dont la situation professionnelle est difficile, et où nous avons moins d’argent que nos parents. Nous vivons dans des situations sans travail et cela pour une grande partie de ma génération. C’est ma province à moi, ces gens avec lesquels je veux communiquer, qui ont des problèmes de vie privée, de relations homme/femme, etc…. Je m’adresse à cette communauté et si j’arrive à communiquer avec les autres spectateurs tant mieux, mais je ne pense jamais à créer quelque chose qui fonctionnerait globalement.
Wajdi Mouawad: As-tu un auteur de référence?
Thomas Ostermeier: Oui, mais ce n’est pas du tout Ibsen, Marius et moi qui travaillons toujours sur l’écriture scénique, sommes souvent d’accord pour trouver qu’Ibsen n’est pas un auteur aussi remarquable que cela. La plupart du temps, il a besoin de deux actes avant que le conflit soit vraiment là. C’est plutôt un auteur d’exposition. Mais j’aime cela aussi : quand on fait une mise en scène,il faut relever le défi de ne pas être ennuyeux pendant deux actes qui se passent sans conflit…A vrai dire, je viens de mettre en scène Hamlet de Shakespeare, et cela fait un an et demi que j’y travaillais. Je fais de petits stages, je travaille avec des étudiants parce que j’enseigne un peu la mise en scène, et je choisis toujours Hamlet pour retravailler la pièce , alors je pourrais dire qu’Hamlet est ma pièce préférée, et Shakespeare, oui, n’est pas mal!
Wajdi Mouawad: Penses-tu que le théâtre est là comme miroir, et existe-t-il pour nous donner des pistes de réponses?
Thomas Ostermeier: Pas du tout je suis contre cette idée. Peux-tu me citer une pièce qui donne une réponse? Non, il n’y en a pas. Ou s’ il y en a, elles ne sont pas bonnes. Le théâtre qui donne des réponses n’existe pas: le théâtre n’est pas l’église. À l’église, on peut avoir des réponses, mais le théâtre est là pourquoi?, Au Moyen Âge , l’église était contre le théâtre qui était le lieu du diable et moi je suis bien d’accord. (rire)
Wajdi Mouawad:. As-tu déjà mis en scène des tragédies grecques?
Thomas Ostermeier: Depuis trois ans, Marius et moi nous sommes en train de chercher une solution pour mettre en scène Œdipe et nous y travaillons toujours. Le problème, c’est le destin qui joue un grand rôle dans l’ubris grec?mais l’autre difficulté dans Œdipe est d’arriver à dire que l’être humain est bien d’accord avec son destin, et ne veut pas être ailleurs. . Comment être d’accord avec son destin? Je ne sais pas encore répondre et donc traiter cette question. .
Wajdi Mouawad: Tu tournes tes spectacles dans des endroits improbables, tu peux te trouver à Taiwan, en Chine, au Japon, même au Canada. très loin du « quartier » dont tu parlais tout à l’heure. Comment se passe une représentation d’Hamlet à Taiwan ? Quelle relation as-tu avec le quartier, par rapport à ce que tu as fait , toi, pour ton quartier? Le spectacle fonctionne-t-il quand tu présentes ton spectacle ailleurs. Par exemple avec Hedda Gabler à Ottawa? Comment fais-tu la transition?
Thomas Ostermeier:Les représentations d’Hedda Gabler sont une réponse à cette question, Existe-t-il une vraie vie dans la fausse vie ?, Cette question posée à personnage féminin traite aussi la question de la femme aujourd’hui: comment vivre, comment trouver le bonheur dans la vie de couple? Y-a-t-il des alternatives au réel? Avoir une jolie maison en banlieue avec un grand jardin, épouser un homme qui gagne beaucoup d’argent et dont la femme peut rester à la maison: cela fait partie du rêve des gens un peu partout dans le monde. Mais, en même temps, cela pose la question du pouvoir dans la société, des relations homme/femme. Je crois que cette question est globale. Je suis curieux, à chaque fois que l’ on va jouer quelque part de savoir quelles sont les relations homme /femme.
Avec La Maison de Poupée, cette question était encore plus évidente, quand nous l’avons joué en Turquie par exemple. J’étais complètement fasciné par le fait que des jeunes femmes du public étaient très favorables au spectacle, très engagées et même très émancipées par rapport à l’histoire que nous avons montrée. Je dirais même que le pays le moins développé en l’occurrence est l’Allemagne quant aux relations homme/femme. (rires)
Wajdi Mouawad: Je vous remercie de nous avoir écoutés (applaudissements)
Alvina Ruprecht :Le marathon de cet été à Avignon, avec vos trois spectacles de suite pendant toute une nuit, était une réussite à votre avis? Etait-ce si important de présenter les trois œuvres sans interruption dans ce contexte-là? Y avait-il une raison précise ?
Wajdi Mouawad: . Si cela a réussi, je ne le sais pas et je suis mal placé pour avoir un jugement là-dessus mais j’étais habité par une seule question: depuis longtemps , quand j’avais créé Forêts 2007, je sentais bien qu’il y avait un lien entre les trois pièces ,mais si je les lisais séparément , je n’arrivais pas à savoir de quoi il était question et je me suis dit qu’en fait , un jour, il fallait monter ensemble Littoral, Incendies et Forêts, ..pour avoir la réponse. Et donc, je l’ai fait, ce qui m’y a amené , outre le désir d’une grande aventure théâtrale avec les acteurs, d’ une expérience ludique, c’était le désir de voir comment l’émotion pouvait voyager d’une pièce à une autre , puisque les trois pièces présentées seules, provoquaient un rapport à l’émotion particulier, dans Littoral, dans Incendies et dans Forêts .
J’étais curieux de voir comment comment l’émotion pouvait devenir un espace de création de spectacle en spectacle. Dans quel état émotif, le spectateur allait finir cette aventure après Forêts, par exemple? Mais, étrangement, je ne l’ai pas vu le spectacle avec le public : j’étais incapable de m’asseoir dans la salle pendant onze heures avec deux mille personnes autour de moi mais, pendant les répétitions, j’ai été au fond frappé par la niveau de chagrin qu’il y avait dans ces pièces là. Ce que je ne savais pas . Voilà
Alvina Ruprecht : Vous avez découvert quelque chose par rapport à ce que vous vouliez exprimer et que vous n’aviez pas vu auparavant.
Wajdi Mouawad: Oui j’ai compris des choses qui n’étaient pas bien, d’autres qui étaient très bien et j’en ai appris sur l’écriture que je n’aurais pas pu apprendre autrement.
Alvina Ruprecht: Je me souviens bien qu’à Montréal, il y a un bon moment maintenant, lorsque j’ai vu la première version de Littoral présentée au Théâtre d’Aujourd’hui, qui était très longue, c’était extraordinaire. Je n’ai pas vu la version plus récente, mais il y avait des musiciens et je me souviens de la caméra qui se déplaçait pour créer cette distance et je voudrais savoir si cette dernière version de la pièce est très différente de la première.
Wajdi Mouawad: J’ai fait des choix d’écriture et dramaturgiques: j’ai vu qu’il y avait des scènes qui n’étaient pas nécessaires , des tics de langage, et parfois le texte était trop long sans raison, alors j’ai fait tout un travail de réécriture, l’histoire et la mise en scène sont toujours un peu les mêmes. Mais il n’ y a plus qu’un musicien sur scène, ce sont les acteurs qui font la musique et il y a la même relation à l’espace , au jeu et au récit. C’est juste plus court.
Alvina Ruprecht: L’espace de la Cour d’honneur a déterminé vos choix de mise en scène et de formes dramaturgiques?
Wajdi Mouawad: Non; je savais que pour la Cour d’Honneur , j’allais faire autre chose : ce qui fonctionnait dans un petit théâtre y devenait impossible . Quand est venu le temps de répéter pour la Cour, j’ai tout refait, En fait, ce qu’on a fait à la Cour ne fonctionne que là…
Alvina Ruprecht : Le Festival a-t-il filmé ce spectacle de 11 heures?
Wajdi Mouawad: Non, c’est trop long (rire)
Alvina Ruprecht : Donc il a disparu.. L’ éphémère devient donc une forme d’esthétique privilégiée. !
Wajdi Mouawad: Oui, mais c’est une aventure comme ça. Il ne fallait pas qu’elle reste.
Alvina Ruprecht: Même si cela laisse les chercheurs dans le vide…
Alvina Ruprecht