La Terre
La Terre de José Ramon Fernandez, mise en scène de Javier Yagüe.
Comme souvent dans les pièces de José Ramon Fernandez, un des auteurs phares de la nouvelle dramaturgie espagnole, le présent est chargé d’événements passés, les divers plans temporels se traversent, avec, parfois une évocation, une réminiscence mythique.
Dans La Terre, c’est un accident mortel et un meurtre commis il y a neuf ans-terrible secret-qui pèsent sur le présent d’un village.«Ceci est une histoire de la Terre et du Ciel, le ciel a caché la pluie parce que la Terre a caché un garçon assassiné.»
Cette phrase qui ouvre le spectacle confère d’emblée une dimension métaphysique et métaphorique à la pièce qui autorise une pluralité de lectures. Il y a le Ciel et la Terre, les vivants et les morts toujours là, il y a ce dont on fait partie, qui nous dépasse et dont on dépend, la Nature, une sorte de divinité laïque , ici, un personnage à part entière. La nature a châtié un village pour un crime commis et caché, en lui refusant la pluie depuis neuf ans : plus rien ne pousse, la terre est stérile, le village se vide et se meurt. On y perçoit une lointaine réminiscence du châtiment (la peste) qui frappe la mythique Thèbes du Roi Oedipe jusqu’à ce que son crime soit mis au jour.
Mais on y entend aussi la référence à l’histoire récente: guerre civile et dictature franquiste, innombrables morts jetés dans des fosses communes, le tout scellé par le silence collectif, la peur et la culpabilité, puis ensuite par le refus d’affronter cette mémoire que l’on commence, depuis quelques années seulement, à mettre au grand jour. Que s’est-il passé dans ce village ? Il y a eu d’abord, dans le passé, un premier crime: Juan, père de Miguel, renversé par une voiture, qu’on a laissé mourir sur la route, puis l’accident du jeune Miguel qui, s’est initié la nuit au toreo (malgré l’interdiction de sa mère Pilar), est revenu blessé par un taureau, et est resté handicapé à vie. Son rêve de carrière ruiné, et sa vie sont brisées et empoisonnées par la culpabilité du meurtre commis avec d’autres villageois sur Pozo, garçon débile qui a assisté à son accident.
Le corps de Pozo a été enterré en secret, et le village -complice -fait silence depuis neuf ans. Pilar, sa mère, est vieille, presque aveugle, et a perdu la raison; son mari , lui, est mort avant le meurtre de Pozo, mais il parle parfois avec sa femme: elle est seule avec son petit-fils Juan, à être capable de le voir. Quant à Miguel et Maria, leurs enfants, Fernando, leur oncle, et le petit Juan, fils de Miguel et de Mercedes, né après le meurtre de Pozo, ils répètent une cérémonie avec quelques paysans . Les scènes du passé et du présent alternent. Le village vit écrasé sous une chape de plomb, et l’existence de ceux qui sont restés s’est transformée en cauchemar.
Maria, provocante, croqueuse de la vie et des hommes, est , elle, partie après le drame. et revient, neuf ans après, comme un élément perturbateur des consciences et, bouleversant le consensus silencieux, et remue le passé. « Tous ceux qui vivent dans ce village ne savent pas se regarder en face, ici on ne respire pas », dit Miguel. Rongé par la culpabilité : « Je vais dire ce qui s’est passé pour que la pluie revienne », il va se livrer à la police. Le texte de Jose Ramon Fernandez, radical, est un défi pour un metteur en scène. La matière théâtrale combine en effet narration et dialogues, et les répliques ne sont pas attribuées à tel ou tel personnage, ni distinguées des didascalies; il n’y a pas non non plus de différence entre la parole et la pensée.
Javier Yagüe relève ce défi qui appelle à l’invention d’une écriture scénique originale, mais il ne fait malheureusement pas preuve d’imagination. Il inscrit sa mise en scène dans un décor unique : côté jardin un petit monticule avec un olivier, côté cour une porte qui, en s’ouvrant devient une cuisine, une salle de séjour et un passage. Les trois côtés du plateau sont entourés d’une palissade. Au fond , une fenêtre donnant sur une chambre, e dont la porte et un grand vantail coulissant ouvrent sur un espace où se jouent certaines scènes. Le sol est couvert d’une couche de terre. et seuls les éclairages marquent le passage d’une période à une autre. Les costumes sont contemporains pour les gens de la campagne ;les membres de la confrérie., eux, sont en froc .
Le metteur en scène, dit-il, a opté pour un réalisme fantastique. De fait, le décor est surchargé de détails et d’objets et le jeu reproduit les activités, et les gestes quotidiens, parfois avec une certaine complaisance, par exemple dans les scènes d’apprentissage du toreo ou du meurtre de Pozo et dans la scène finale, la pluie qui tombe abondamment. Mais il y a juste quelques traces de ce qui aurait pu être onirique et fantastique… Si les scènes s’enchaînent avec fluidité , la mise en scène manque de souffle, de tension, bref d’émotion. Repliée sur le thème de l’impunité, elle ne décolle pas du premier degré et verrouille d’autres lectures possibles.
Irène Sadowska Guillon
La Terre de Jose Ramon Fernandez, mise en scène Javier Yagüe au Centre Dramatique National de Madrid, Théâtre Valle Inclan, jusqu’au 27 décembre.
La Terre est traduite en français, à paraître en 2010 aux Éditions de l’Amandier.