Dracula
Dracula d’Ignacio Garcia May mise en scène de l’auteur.
Ignacio Garcia May, un des nouvaux dramaturges espagnols a déjà démenti à plusieurs reprises l’idée reçue qu’un auteur ne serait pas le meilleur metteur en scène de ses propres pièces. Après son excellente mise en scène de L’homme qui voulait être roi, au Centre Dramatique National de Madrid, ( voir Théâtre du Blog), il fait preuve encore ici d’une capacité à prendre de la hauteur par rapport à son propre texte, mais aussi d’une maîtrise peu commune du plateau, du jeu et de la dramaturgie..
Le célèbre roman de Bram Stoker a eu d’innombrables avatars dans la littérature, au cinéma et même au théâtre. et aborder ce thème aujourd’hui sans tomber dans les clichés, et en proposer une nouvelle lecture qui puisse nous concerner , c’était un défi qu’a relevé Ignacio Garcia May et une réussite absolue. Il s’inspire de la trame du roman en lui empruntant quelques personnages essentiels, condense les faits, concentre les divers lieux dans un espace polyvalent. Il articule sa pièce sur le thème du refus de la douleur, du vieillissement et de la mort, du culte du corps, de l’hédonisme effréné et de la crainte obsessionnelle de perdre nos paradis artificiels, bref cette « idéologie » qui vampirise la société moderne, dépouillée « d’âme » dont Dracula est une métaphore.
« Nous sommes aujourd’hui – dit l’auteur – dans une société névrotique, terrorisée, attaquée par ces vampires qui n’ont ni cape, ni crocs pour sucer le sang, qui n’habitent pas de châteaux lugubres, mais qui sont : peur de ne pas plaire et de ne pas être attirant, de manquer d’argent, de perdre son travail, de s’engager, peur de l’étranger, du voisin, de ses parents, de ses enfants, de la mort, de la vie. » Pourquoi , en effet, à la fin du XIXe siècle, dans une époque de rage matérialiste, scientifique, a-t-on vu apparaître la psychanalyse qui a généré diverses « confréries » de soigneurs de l’âme ?
Les médecins se seraient-ils aperçus qu’il y avait une part de l’être humain que la médecine n’arrivait pas à traiter ? Comment soigner cette part de la personne qu’on a du mal à nommer ? Comment affronter le mal et les terreurs qui nous habitent ? « Nabokov ironisait sur les gens candides, simples, qui croient qu’on peut soigner le mal par l’application quotidienne des vieux mythes grecs sur leurs affaires privées » rappelle Garcia May. Il y a la médecine de la foi, la religion pour ceux qui croient, ou encore l’art comme autotraitement, et instrument de guérison. Que reste-t-il pour ceux qui ne se coulent dans aucun de ces systèmes de défense ? Avec quoi, pouvons-nous nous défendre contre nos peurs ? Avec la chimie ?
Sans prendre parti, Ignacio Garcia May ouvre le débat sur notre société qui, dévoréepar ses peurs, s’y engouffre ou tente de les fuir dans d’ illusoires refuges. Dans ce Dracula, Mina Seward, et le professeur Abraham van Helsing affrontent le mal, et y résistent. Lucy, la fiancée d’Arthur Seward fait partie de ceux qui se sont laissés entraîner dans le mal. Renfield, fasciné par l’immortalité de son maître, rêve de jouir lui aussi de la vie éternelle. Jonathan Harker est allé voir de près l’enfer de cette existence qui n’est ni la vie éternelle, ni la mort, mais la pétrification de l’âme, de la conscience. Lucy, fiancée à ce jeune psychiatre est morte d’une étrange maladie, vidée de son sang. Mina, la sœur du docteur Arthur Seward présente les mêmes symptômes. Le professeur Abraham van Helsing, ami de la famille, est appelé à Londres pour élucider le mystérieux mal. On le met au courant de l’installation dans le voisinage d’un conte Dracula, aristocrate raffiné, cultivé et mystérieux, attiré par Mina.
Aidé par le docteur Seward, rationaliste radical, le professeur Abraham van Helsing, dont la vision des choses va au-delà des faits, mène l’enquête. Il découvre alors que Lucy a succombé au pouvoir vampirique du comte Dracula et que Mina est en danger. Il faut rendre à la mort Lucy, devenue à son tour vampire. Après une absence prolongée, Jonathan Harker rentre de son voyage en Transylvanie et fait le récit de son séjour et de l’épouvantable découverte qu’il a faite dans le château de Dracula auquel il a vendu une propriété dans le voisinage de la maison des Seward… Le temps est compté, il faut se débarrasser de sa présence menaçante. Ils en viendront à bout grâce à la compassion et à la résistance de Mina, plus puissante que tout l’arsenal anti vampirique (ail, pieu, croix, etc.) de la tradition populaire.
Ignacio Garcia May installe la pièce dans une distance par rapport au premier degré de l’histoire qui est ici racontée sans qu’elle y perde du suspense. Sur le plateau , juste un canapé dans le style victorien et trois portes au fond. Des grands panneaux mobiles de la hauteur de la scène, tapissés de papier peint avec des dessins typiques de l’époque victorienne, délimitent et modulent l’espace scénique, l’ouvrent ou le resserrent, pour suggérer les différents lieux : salon des Seward, tombeau de Lucy au cimetière, cellule de Renfield à la clinique psychiatrique, campagne transylvanienne, château de Dracula. Le décor d’Alicia Blas, tout comme les éclairages de Luis Perdiguero ont ici une vraie fonction dramaturgique Les costumes sont fin XIXe siècle et Dracula en pelisse, canne et chapeau, n’a rien de monstrueux.
Les séquences brèves s’enchaînent avec une belle fluidité et le rythme est parfaitement tenu.
La partie transylvanienne de la pièce est mise en abyme dans le récit qu’en fait Jonathan Harker, le récit et les scènes représentées et dialoguées, s’alternant. À la fin, Mina raconte dans une lettre à une amie son mariage avec Harker dont le journal et la lettre de Mina font référence à la forme épistolaire du roman de Stoker.
Les mêmes acteurs, sans quasiment changer de costumes, jouent les protagonistes de l’histoire à Londres et les paysans, vampires de Transylvanie. Avec intelligence, Ignacio Garcia May décale ces scènes du réalisme. La rencontre de Harker avec les villageois qui mettent en garde l’incrédule Anglais contre les morts-vivants est représentée comme une sorte de rituel d’exorcisme chorégraphié et psalmodié en roumain.
La scène avec les vampires au château de Dracula est jouée dans une tonalité presque comique. Les scènes qui se passent en Transylvanie évoquent des superstitions populaires, contrastant avec le rationalisme et l’incrédulité d’Harker, répondent en écho à deux visions de la réalité : scientifique, matérialiste de Seward, ouverte à l’irrationnel de van Helsing.
Tout ceci est inscrit en filigrane, par petites touches, dans un spectacle exempt d’intentions démonstratives, aussi bien dans la mise en scène que dans le jeu des sept acteurs, qui font font preuve de maîtrise et de retenue dans l’émotion. Tous excellents, en particulier, Jose Luis Alcobendas en comte Dracula, qui rend bien la complexité du personnage, en faisant apparaître par instants quelque chose de douloureux, et d’humain chez cet aristocrate puissant, fier, maître de lui-même et cruel. Bref, Une mise en scène cohérente qui propose une vision neuve de la figure de Dracula, et qui nous parle des limites entre la vie et la mort, le bien et le mal, la bête et l’homme.
Irène Sadowska Guillon
Centre Dramatique National de Madrid Théâtre Valle Inclan jusqu’au 10 janvier 2010
Deux des pièces d’ Ignacio Garcia May, traduites en français, sont publiées aux Éditions de l’Amandier : Les vivants et les morts et Série B.