Le ciel est pour tous
Texte et mise en scène de Catherine Anne.
Au moment où le débat sur l’opportunité de légiférer sur l’interdiction du port de la burqa divise la société française, Catherine Anne monte sa pièce Le ciel est pour tous où elle interroge le sens de la religion, sa place dans une famille, dans la société. Il ne s’agit guère d’une pièce de circonstance, sa visée est plus vaste. « Le projet est né autour de 1989, quand commençaient les discussions sur le port du voile islamique – explique-t-elle -. Je me suis engagée dans cette écriture car la présence du religieux dans la vie civile est de plus en plus sensible. (…) Je me suis étonnée de constater combien la dimension religieuse est présente dans la vie des jeunes. Cette évolution de la vie civile ne me plaît pas. » Catherine Anne situe son interrogation de la foi, du dogmatisme, du fanatisme, du conflit entre le respect de la laïcité et le respect de la religion, cristallisé aujourd’hui dans l’affaire de la burka, dans la perspective historique de l’affaire Calas de 1762, dénoncée par Voltaire et décrite dans son Traité sur la tolérance. Elle distancie ainsi le propos de la pièce de l’actualité immédiate et de son contexte islamique en articulant la relation entre le religieux et le politique sur l’implication de la religion dans la vie sociale française aujourd’hui et sur son emprise sur l’esprit des individus, générant l’intolérance, la violence. Toulouse, 1761. Jean Calas, bourgeois paisible et sa famille, dînent dans l’appartement au-dessus de leur boutique. Son fils aîné Marc Antoine s’en va après dîner. On le retrouvera étranglé dans la boutique. À l’époque les protestants étaient persécutés, la pratique de leur culte interdite et punie par des peines très lourdes. La famille Calas, bien qu’en apparence convertie, était connue pour son passé huguenot. La rumeur se répand que le fils, Marc Antoine, allait se faire baptiser et que pour l’en empêcher sa famille l’aurait assassiné. Le juge, entraîné par le fanatisme de la populace, condamne le père, Jean Calas, qui est exécuté.
Grâce au combat mené par Voltaire on reconnaîtra l’erreur judiciaire : Jean Calas est innocenté, trop tard.
Dans Le ciel est pour tous Catherine Anne met en scène une famille ordinaire dans notre société actuelle, « démocratique et laïque, rattrapée par la religion ».
Le père, Abdel, professeur de philosophie, d’ascendance musulmane mais lui-même athée, Hélène, la mère, d’ascendance catholique, athée elle aussi tout comme leurs enfants : Selim, adolescent à problèmes, et Lucie, l’aînée qui écrit un livre inspiré par le Traité sur la tolérance de Voltaire.
La pièce se passe en trois époques, au début du XXIe siècle : à la mort du père d’Hélène, 18 mois après et s’achève 18 mois plus tard, nous projetant dans un futur très proche, possible et inquiétant.
Hélène, dont la mère décédée a été incinérée, décide d’organiser pour son père qui vient de mourir, pourtant un anticlérical radical, des funérailles religieuses, ce qui déclenche le conflit. « J’ai besoin de croire à quelque chose, à quelque chose après la mort » dira Hélène.
Malgré l’opposition d’Abdel, de Selim et de Lucie, la cérémonie religieuse à l’église aura lieu. Mais la relation qui se noue à cette occasion avec le curé et la rencontre des jeunes jumeaux : Joël, un illuminé mystique, Jonas, catholique pratiquant enfin l’arrivée de Barbara, sœur d’Hélène, indépendante, féministe, réalisatrice de films documentaires, refoulée d’un pays intégriste où elle faisait un reportage sur le sort fait aux femmes, vont générer de nouveaux conflits.
Selim, jeune homme très instable, à tendance machiste, jaloux et agressif vis-à-vis de sa sœur et hostile à son projet d’écriture, influencé et manipulé par le curé, se fera baptiser et se laissera entraîner dans un groupe de militants catholiques fanatiques.
Lucie tombe amoureuse de Jonas et, malgré les conseils d’Abdel, son père, va l’épouser avec une bénédiction à l’église, cédant à l’insistance de son fiancé très attaché à la foi catholique.
Nous sommes dans un futur immédiat. Une loi qui vient de sortir oblige chaque citoyen à déclarer son appartenance religieuse. Lucie refuse de se déclarer catholique, comme son mari.
Malgré les chicanes orchestrées par le curé son livre, inspiré par l’affaire Calas, est enfin publié mais aussitôt attaqué, brûlé par de jeunes fanatiques dont son frère fait partie. Lucie elle-même est victime d’une agression.
Le père, Abdel, prend le parti de sa fille, la mère, Hélène, tente de ne pas se mêler au conflit, sa sœur Barbara se confronte au refus des chaînes de télévision de programmer son documentaire dérangeant sur l’intégrisme qui pourrait heurter les sensibilités et découvre que l’intolérance, le fanatisme religieux qu’elle traquait ailleurs, sont à l’œuvre dans son propre pays.
Selim, convaincu toujours de l’unique vérité de la foi catholique, se sentant en même temps responsable de l’agression de sa sœur, se suicide. Mais son père que son prénom Abdel et ses origines musulmanes désignent comme suspect, présumé coupable idéal, sera jeté à la vindicte des fanatiques. Le curé qui pourrait venir à son aide s’en remettra hypocritement à la justice.
Voici comment, deux siècles et demi après, l’affaire Calas pourrait se reproduire. De fait, ne se reproduit-t-elle pas assez fréquemment, sous diverses formes, plus ou moins médiatisées, dans notre société soucieuse de tolérance et de laïcité ? Ne désigne-t-on pas facilement certaines personnes prioritairement coupables en raison de leur origine, de la couleur de peau, de leurs convictions politiques ou confessionnelles ou de leurs tendances sexuelles ?
Ce sont ces démons du fanatisme, de l’intolérance, de l’exclusion, qui œuvrent autour de nous, que dénonce Catherine Anne. Et pas seulement cela. Par petites touches, sans jamais rien souligner, elle fait apparaître des failles dans la belle image que nous avons de notre société et de ses acquis : liberté d’expression, émancipation et égalité des femmes, tolérance religieuse et idéologique, etc.
Les mots « respect » (respect de la religion par exemple) « vérité », ne peuvent-ils devenir un instrument d’oppression ?
Une mise en scène d’une extrême simplicité et économie de moyens qui s’inscrit dans un espace métaphorique (décor non réaliste de Raymond Sarti) : un grand cadre délimité au sol, un cercle en haut évoquant la voûte céleste d’où pendent, sur toute la profondeur, de grandes bandes de tissu peintes, telle une succession de portes à traverser, de chemins à prendre. Ces bandes permettant des changements instantanés de scènes, de lieux, tombent l’une après l’autre, au fur et à mesure que l’action avance, il n’en reste qu’une seule au fond du plateau.
Quelques objets nécessaires au jeu : chaises, petite table basse, pupitre figurant la chaire du curé, en plastique transparent, guide chant, sac de voyage, apparaîtront dans certaines scènes. Rien d’illustratif, juste quelques signes qui avec les éclairages, modulent l’espace, suggèrent les divers lieux : rue, appartement, église.
La mise en scène décale l’action du réalisme et lui confère une dimension métaphorique en tissant avec finesse des parallèles entre l’histoire des protagonistes de la pièce et l’affaire Calas évoquée par Lucie citant des passages de son livre ou du Traité de Voltaire.
De même l’ironie, l’image poétique, se substituent à la représentation de la violence, du tragique, en les rendant d’autant plus saisissants. Ainsi par exemple la magnifique scène évoquant une pietà où Abdel, tenant son fils mort dans ses bras, entame une sorte de mélopée douloureuse, entouré de sa famille.
Même parti pris du décalage dans le jeu des acteurs, sans psychologie, relevant avec justesse les contradictions, les revirements, les ruptures dans le corps et l’esprit des personnages. Pas de clichés ni de stéréotypes dans le dessin des personnages auxquels les acteurs confèrent une authenticité bouleversante.
Alors que notre dramaturgie actuelle se complaît dans le nombrilisme, l’anecdotique, la monstration compassionnelle et politiquement correcte de la misère, peu d’auteurs se risquent, comme le fait Catherine Anne, à aborder, sans tomber dans la provocation ou la dénonciation simpliste, des sujets « sensibles » qui dérangent notre bonne conscience et notre cécité consensuelle face au cancer qui ronge notre société.
Voilà pourquoi la pièce de Catherine Anne, à la fois en tant que création théâtrale et réflexion sur notre société, sur la démocratie et ses valeurs, sur les dangers qu’elles courent, est une priorité pour tout amateur de théâtre et citoyen.
Irène Sadowska Guillon
Théâtre de l’Est Parisien, jusqu’au 19 février 2010
téléphone 01 43 64 80 80
Tournée fin février 2010 à Bayonne et Saint-Étienne.
Le texte de la pièce est publié aux Éditions Actes Sud Papiers.