Le Bout de la Route
Le Bout de la Route de Jean Giono mise scène de François Rancillac.
Le théâtre de Jean Giono est sans doute moins connu que ses romans célèbres comme Colline (1929) , Regain ( 1930) ou Le Hussard sur le toit (1947), , et pourtant si l’on connaît et l’on joue souvent La Femme du Boulanger, Le Bout de la Route- qui est sa première pièce et qu’il écrivit en 1931, ne manque pas non plus d’attraits. L’histoire est, comme souvent chez Giono se passe en Provence dans des paysages magnifiques mais où les villages petit à petit commençaient à sombrer dans l’abandon, et, un peu par miracle, grâce à quelqu’un venu d’ailleurs, se sont mis à renaître .
Et la ferme au milieu de nulle part où Jean arrive un soir, fourbu par une longue marche et mort de faim a été ravagée par le deuil: le père de famille est mort brutalement et sa petite soeur a été tuée par un rocher tombée de la montagne toute proche. La grand-mère vit recluse dans sa chambre, Rosine, la veuve est devenue impitoyable et autoritaire. Quant à Mina, la plus jeune des filles, elle arrive à se tirer de ce chaos familial quand elle rencontre Albert un jeune forestier qui vient la voir chaque mardi. Jean donc débarque un soir, parmi ces gens qui ne l’ont jamais vu: il possède un indéniable bonté et il irradie, calme et un peu triste; on devine très vite et il va le dire qu’il est lui aussi en deuil: celle qu’il aimait l’a quitté et il se retrouve seul mais solide, avide d’en découdre
Il aime raconter des histoires ; Albert, émerveillé et compatissant offre un peu du lait qui ne lui appartient pas; quant à Mina, elle l’écoute avec avidité; Rosine, après s’être montrée méfiante et plutôt agressive, sent bien malgré tout qu’un homme jeune comme cela, c’est un vrai cadeau tombé du ciel qu’on ne peut pas refuser. Et la grand-mère elle-même quittera la prison qu’elle s’est elle-même construite pour parler avec lui. Et Jean se lie aussi d’amitié avec le garde-champêtre, le vieux Barnabé qu’ il aide à pétrir puis à cuire le pain dans le four banal du village. Et l’on entend la musique du petit bal où Mariette et Mina essayent en vain d’entraîner Jean. Mina, bien entendu, est depuis longtemps tombée follement amoureuse de Jean qui s’en est bien aperçu maissemble ailleurs, perdu dans un autre monde. Et c’est lui qui la remettra dans les bras de son fiancé…. François Rancillac a bien compris qu’il était impossible de concevoir une mise en scène naturaliste et de faire ainsi tomber la pièce dans un pittoresque à la Pagnol, avec ce que cela suppose de clichés et de bêtises. Encore aurait-il fallu ne pas créer avec son scénographe Jacques Mollon cet espace noir avec un sol et des murs couverts de cette pâte striée de réglisse à la Soulages. On veut bien que, chez Soulages, cette « pâte épaisse et pétrolifère donnant à son noir uniforme une dynamique et une profondeur incroyable » ait sa raison d’être chez le peintre aveyronnais ( et encore pas toujours, il y a un peu du système dans l’air depuis une bonne vingtaine d’années, et les vitraux de la cathédrale de Conques* sont de qualité inégale) .
C’est quand même à un curieux syllogisme que se livre François Rancillac qui en rajoute encore une couche (excusez le mauvais jeu de mots pictural!) en de en transposant Soulages dans l’univers de Giono et en demandant de plus à Cyrille Chabert de concevoir une lumière, disons, des plus économiques. Pas la peine de convoquer et Soulages et Le Corbusier pour essayer de justifier un système scénique qui ne fonctionne pas, et dessert plutôt la pièce. Enfin, bon…
Encore une fois, sans tomber dans le naturalisme du genre: vieille cheminée, rideaux en coton Vichy rouge et blanc et lampe à pétrole suspendue au dessus de la table où règne la grosse tourte de pain familiale, il y avait sans doute moyen de faire autrement. D’autant que la pièce de Giono, malgré une langue d’une richesse et d’une beauté remarquable a quand même du mal à décoller. Giono, dont c’était le premier texte théâtral n’a pas encore tout à fait pris la mesure du temps théâtral. Et les scènes d’exposition sont plutôt du genre longuet…
Mais, passée la première heure, François Rancillac maîtrise parfaitement les choses, et sa mise en scène et sa direction d’acteurs sont d’une qualité exemplaire.Chaque comédien est remarquable: et il n’y a aucune fausse note, en particulier Eric Challier ( Jean) et Tiphaine Rabaud-Fournier ( Mina) sont plus qu’émouvants . Emmanuèle Stochl est aussi formidable de vérité, même si elle a parfois tendance à surjouer un peu. mais quel régal et les scènes de la fin que l’on ne vous dévoilera pas sont des moments d’émotion très rares au théâtre. Les comédiens, sous la houlette de Rancillac, se sont emparés de cette langue qui fait penser parfois à du Claudel ( ce n’est sans doute pas pour rien si Alain Cuny avait créé le rôle de Jean) avec un bonheur visible. Certes la pièce est un peu longue et aurait sans doute bénéficié au début de quelques coupes… Certes la Cartoucherie n’est sans doute pas près de chez vous… mais vraiment cela vaut le coup.Et on ne vous le redira pas…
Philippe du Vignal
* Comme disait une brave touriste sans doute peu fait de l’art contemporain en s’adressant à son hôtellière: » Madame, savez-vous quand seront enlevés les vitraux provisoires de l’église de Conques? ( Authentique et aussi savoureux qu’un bon aligot dans la froidure de janvier mais Soulages n’apprécierait sans doute pas!)
Théâtre de l’Aquarium jusqu’au 28 février.
La pièce est éditée aux Editions Folio/ Gallimard