Woyzeck de Georg Büchner, mise en scène et adaptation de Brigitte Haentjens, musique originale d’Alexandre MacSween, scénographie d’Anick La Bissonnière.
La metteure en scène québécoise Brigitte Haentjens, souvent attirée par les grands blessés de notre société, a déjà mis en scène Ingeborg Bachman, Sylvia Plath, Virginia Woolf, Heiner Miller et Bernard-Marie Koltès. Ce mois-ci, elle nous propose une nouvelle adaptation québécoise du texte allemand du jeune révolté Georg Büchner. Franz Woyzeck devait attirer Brigitte Haentjens tôt ou tard, puisqu’il préfigure avant Fanon, la victime emblématique de tous les opprimés, les persécutés et damnés de la terre. Curieusement, cette mise en espace, perçue comme un collage de fragments scéniques fidèle au manuscrit inachevé de Büchner, évoque déjà la structure épisodique du théâtre brechtien .
Brigitte Haentjens réoriente notre regard par rapport aux mises en scène passées, surtout celle de Thomas Ostermeier (une tragi-comédie urbaine). La version du directeur de la Schaubühne de Berlin était hyperréaliste, et fondée sur une critique évidente de l’attitude anti-immigration qui sévit actuellement en Europe, et sur la remise en cause ironique d’une certaine hypermasculinité qui masque une homosexualité latente et réprimée.
Mais la création québécoise de Brigitte Haentjens est plutôt un face à face entre des corps mus par une énergie hypermasculine, et la projection délirante d’un esprit trouble, en proie à des hallucinations de plus en plus fortes. En effet, affaibli par son régime de petit pois, Woyzeck ne peut plus se défendre, et se laisse humilier, frapper et insulter par la petite collectivité du village, microcosme d’une société qui a toujours besoin d’une victime expiatoire, pour accomplir ses rituels de survie en période de crise. Büchner lance une attaque virulente contre le raisonnement du Docteur, inspirée des ethnologues du XIXe siècle, par une stratégie ironique, soit une lecture raciste du monde, celle d’un Rousseau en délire ou d’un Lévy Strauss lobotomisé.
Le « scientifique » qui se déplace comme une grotesque marionnette, et qui mène cette expérience inhumaine avec sa victime (par un régime de petits pois très strict veut démontrer que Woyzeck qui n’a pas été « civilisé » par la formation militaire, reste très près de sa nature « bestiale », un être instinctuel qui ne mérite que le mépris des autres. Marquée par cette opposition « culture »/« nature » ironique qui alimente les gestes de ces tortionnaires, la mise en scène de Brigitte Haentjens met en valeur l’opposition profonde entre Woyzeck, (son humanité, sa fragilité, sa sensibilité) et la cruauté des autres. En effet, ce microcosme social qui humilie la pauvre « bête » devient à son tour une machine déshumanisée qui signale sa propre bestialité foncière par une chorégraphie violente, énergique et même tribale, inspirée des danses traditionnelles québécoises.
Est-ce un commentaire sur le Québec? C’est possible. Le groupe se déplace collectivement, et les jambes de cette collectivité deviennent des bâtons qui frappent le sol à l’unisson et font trembler les mur et cette machine collective produit un être terrifiant qui est le « vrai homme », le Tambour –Majeur, celui qui fait sa danse de « séduction -masculine » devant Marie, la femme de Woyzeck , tout en se transformant en gorille, incapable de s’exprimer autrement que par des grognements, incapable aussi de se tenir droit sur ses jambes. Le travail corporel et vocal est d’une précision impressionnante et évoque les situations d’abjection possibles dans les rapports entre Woyzeck et ses bourreaux. Par ailleurs, un brouillard qui recouvre l’arrière du plateau, avale et recrache les comédiens qui émergent, puis qui se fondent dans son épaisseur, et indique dès le départ la confusion qui envahit l’esprit du personnage principal. Au-dessus du plateau, se trouve une immense passerelle rouge, qui tranche la scène en deux; ce praticable obligeant les comédiens à se déplacer en rampant, eux aussi, comme des bêtes. Sous la passerelle gisent les poutres d’une voie ferrée, une échelle et les restes d’un chantier industriel, les traces d’un lieu déjà moribond, et qui n’attend que le rituel de la mise à mort pour enfin clore son destin… Le langage corporel, très fort, semble prendre possession de la scène, au détriment de la parole, et parfois cela semble aller trop loin. Ce qui dérange à la limite, ce sont ces expressions d’hyperviolence et de colère extrême. Les hurlements deviennent énervants et on se demande si les comédiens, perturbés par l’immensité de cet espace scénique, ressentent le besoin de s’affirmer dans un espace auquel ils n’étaient pas habitués. Cette représentation au Centre des Arts était la première soirée d’une tournée canadienne et on aurait dit que les comédiens ne se rendaie
nt pas compte de la diversité des espaces qui les attendaient.
Par aillleurs, la chorégraphie de jambes bottées qui martèlent le sol, impressionnante au départ, devient peu à peu fatigante: elle n’évolue pas et se transforme à la longue en gag scénique qui perd son effet. Heureusement, des moments de jeu individuels viennent racheter le spectacle. La grotesque rencontre entre le Docteur et le Capitaine qui discutent du sort de Woyzeck évoque parfois la comédie inquiétante des clowns de Beckett. Quant à Marie, elle est prise entre la volupté d’un corps en manque et le dégoût devant un mari incapable de s’affirmer, et cela produit des moments de tension intéressantes où la comédienne passe de la mère énervée, à la femme sensuelle et à la putain lubrique. Il y a surtout la mise à mort rituelle de Marie par Woyzeck où il est pris à la fois par un élan de jalousie destructrice qui va lui inspirer son acte, et par une profonde tendresse pour sa femme. Cette scène, où ses coups meurtriers se transforment en caresses mortelles, est un chef-d’œuvre: Brigitte Haetjens a bien cerné les puissantes contradictions qui font de Woyzeck un personnage profondément tragique.
Alvina Ruprecht
Woyzeck passe actuellement au Théâtre du Centre national des Arts à Ottawa.