Les Noces du rétameur et La Fontaine aux saints de J.M. Synge, mise en scène de Guy-Pierre Couleau
Au bout du bout du monde à l’ouest, il y a encore ceux qui sont encore plus loin, de côté. Ceux que John Millington Synge est allé chercher vers les îles d’Aran. Juste avant le tournant du XXe siècle, il a écouté la langue des paysans, photographié leurs chaumières et leur travail de ramasseurs de tourbe, et attrapé du coin de l’œil les rétameurs errants et les mendiants des routes.
De ce voyage, il a tiré son bref et sidérant théâtre, aujourd’hui remarquablement traduit par Françoise Morvan. La traductrice a mis au service de la langue théâtrale forgée par Synge sa double culture de lettrée française et de petite-fille de Bretons, certes soumis au Français de la République, mais pratiquant une syntaxe toute celtique. Cela donne une langue rugueuse et poétique, pleine d’obstacles qui sont autant de tremplins pour le jeu des comédiens. Mollesse, conformisme : impossibles, avec une langue pareille. En revanche, elle vous donne de ces claques de vent…
Donc, là-bas, là-haut, il était une fois une « fille du voyage » qui avait bien envie d’épouser son compagnon le rétameur. Pour ça, il faut un curé. Pour avoir celui-là, il faut payer. Et pour payer, il faudrait que la maman du rétameur ne pique pas les sous pour aller les boire… Bref, de boire en déboires, de curé pingre en fille têtue, de fiancé traînant la patte en mère changeant tout en liquide – à fort taux d’alcool -, peut-être bien qu’ils ne se marieront pas, et peut-être bien que les gens bien ce seront eux, finalement, pour avoir reconquis leur liberté.
Bon. Une autre histoire : Martin et Mary Doul sont aveugles et mendient au bord du chemin, elle tissant vaguement des roseaux. Ils s‘aiment comme ils sont, beaux en rêve, et sourient aux plaisanteries des voisins. Et puis voilà que…, et puis voilà que… – car c’est ainsi que commencent les pièces de théâtre-, voilà que leur voisin le forgeron leur trouve un « saint » qui va faire un miracle et leur rendre la vue. Aïe ! Évidemment ce sera dur, et pas seulement pour ce qu’il y a à voir. Plus question de mendier, maintenant, il faut mouiller sa chemise comme les autres.
Heureusement, les miracles ne durent pas, et ils pourront chercher un autre chemin, d’autres roseaux, chanceux d’être redevenus aveugles dans un monde finalement bien plus aveugle qu’eux. En un beau rire métaphysique, Martin et Mary Doul cousinent ici avec Tirésias et Œdipe, les grands aveugles clairvoyants de la tragédie. Ici, le metteur en scène a eu un trait de génie : ces deux « vieux » que les villageois disent laids, il les a choisis beaux, exaspérants de charme. Philippe Mercier et Flore Lefebvre des Noëttes irradient littéralement d’énergie, de plaisir de jouer, en face de quoi leurs partenaires tiennent crânement le coup.
Un sol inégal, un rideau derrière lequel passent en ombres les diableries de chacune des pièces à jouer : ça danse, ça boite, ça vacille, ça va de l’avant. Un théâtre concentré, fort de son dépouillement, qui est celui de ces hommes et de ces femmes au bout de ce bout du monde, ne craignant que Dieu et le diable, ou ni l’un ni l’autre.
Christine Friedel
Théâtre Firmin Gémier à Antony, jusqu’au 28 mars 01 46 66 02 74
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