La Guerre n’a pas un visage de femme et Les Cercueils de zinc, de Svetlana Alexievitch, mise en scène de Stéphanie Loïk
Des jeunettes, ces femmes qui se sont engagées dans la “grande guerre patriotique“ en juin 1941, quand l’URSS a été envahie par les troupes allemandes. Des têtues, contre le scepticisme un peu protecteur des hommes : on veut aller au front, on peut combattre, on apprendra. Elles ont appris, elles sont devenues tireurs d’élite – le mot n’existe pas au féminin – elles ont tué, sauvé des vies, perdu leurs camarades de combat. Elles ont aimé les morts, les vivants, petites Antigones fraternelles pour qui la famille est tout le peuple. Cinquante ans plus tard, quand elles racontent leur guerre à Svetalana Alexievitch, elles ont retrouvé des voix jeunes, elles n’ont rien oublié, rien idéalisé. Le choc du premier tué est là, le tremblement de tout le corps : c’est moi qui ai fait ça ? Et on le fait, c’est le travail. Sauver la patrie, vaincre le nazisme, rien que cela.
Pour La guerre n’a pas un visage de femme, les hommes sont présents, très présents même, avec le regard qu’ils portent sur ces travailleuses de la guerre, mais en retrait. Pour Les cercueils de zinc, ce sont les femmes qui sont en retrait, très fortes pourtant, avec leur deuil et leur colère. Des gamins sont partis « planter des arbres et construire des ponts » en Afghanistan, aider un pays frère. En fait, on apprend qu’il s’agit d’une sale guerre, enlisée, perdue d’avance. Les corps des tués sont renvoyés dans des cercueils plombés, interdiction de voir ce qu’ils contiennent : à peine des corps, des bouts de chair mélangés à de la terre, du lest pour faire bonne mesure. Le poids du mensonge et de la honte. Et le pire est pour les survivants, qui ont vu dégouliner les entrailles de leurs camarades, qui ont appris à s’habituer à tuer.
Svetlana Alexievitch parle aussi du témoignage, de cette femme qui a tout raconté, et voulu ensuite effacer ce qui ne leur semblait pas conforme à l’histoire officielle, de ce garçon qui dit ce que disent tous les revenants de guerres honteuses - vous ne pouvez pas comprendre, qui êtes-vous pour parler de nous ? – et finit par parler, parler, parler, vidant une plaie aussi inépuisable que celle de Philoctète.
Aucun pathétique, ni dans les paroles recueillies, ni dans le jeu : le spectateur est mis en présence d’une tragédie moderne, où se partagent les destins individuels et le destin collectif. Chaque mort est celle d’une personne, chaque acte est celui d’une responsabilité, et en même temps celui d’une génération, et, au fond, de l’humanité entière. D’où le travail de la mise en scène : aucun effet d’illustration, la guerre est suggérée par les sons et par la lumière, et surtout par le chœur de jeunes acteurs qui la portent. Poids des capotes militaires, poids des gilets pare-balles, poids des fusils portés sur la poitrine comme des bébés ou des guitares… Stéphanie Loïk a tenu ferme sa troupe, en une chorégraphie implacable et très douce, et l’émotion est d’autant plus vive qu’elle est contrainte, farouchement pudique. Il faut croire que le chant et la danse sont essentiels à la tragédie : les chœurs – magnifiquement chantés en russe – donnent une résonance universelle à ces récits. Tous tendent vers la même question : si c’est un homme… et vers le même soleil, même caché, l’amour de la vie.
Christine Friedel
Théâtre des Quartiers d’Ivry, jusqu’au 20 mars, avec un troisième texte de Svetlana Alexievitch, Ensorcelés par la mort, mis en scène par Nicolas Struve, du 23 au 27 mars. 01 43 90 11 11
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LA GUERRE N’A PAS UN VISAGE DE FEMME Théâtre des quartiers du monde Studio Casanova Ivry
de Svetlana Alexeïevitch, mise en scène Stéphanie Loïk
Stéphanie Loïk travaille depuis plusieurs années sur l’histoire passée et présente, celle d’ici et celle d’ailleurs. Dans le cadre des Théâtres des quartiers du monde organisé depuis des années par Adel Hakim et Élisabeth Chailloux au début du printemps, trois textes de Svetlana Alexeïevitch sont présentés, celui-ci et Les cercueils de zinc (dont Didier Gabily avait réalisé une mise en scène percutante au Théâtre de la Bastille peu de temps avant sa mort), et Ensorcelés par la mort monté par Nicolas Struve.
Interprété par 9 comédiens, quatre hommes et cinq femmes, cet oratorio relate l’engagement enthousiaste de femmes très jeunes en Union soviétique dans la guerre contre l’Allemagne. Leurs luttes, leurs douleurs, leurs deuils, leur courage sont chantés dans une mise en scène géométrique rigoureuse, sur une création musicale de Jacques Labarrière. Aucun pathos, une belle fermeté dans le jeu des comédiens (extraordinaire Sara Llorca, belle Coryphée entre autres), de beaux chants russes de l’armée rouge fort bien mâchés, on en sort émus par ces courages, mais pas désespérés. Comme l’affirme Svetlana Alexeïevitch, « mon livre est un livre sur la vie et non pas sur la guerre ! ».
Edith Rappoport