Héros-limite de Ghérasim Luca, mise en scène de Laurent Vacher.
Gherasim Luca était né en 1913 à Bucarest, apprit jeune le français mais aussi l’allemand et se mit à fréquenter les surréalistes français , notamment le peintre Victor Brauner et eut une correspondance avec André Breton qu’il renonça pourtant à rencontrer. Il vécut pendant la guerre en Roumanie où il créa un lieu d’exposition , tout en écrivant de nombreux recueils de poèmes en langue française.
Puis en 1952, il vint s’installer à Paris, continuant à écrire des poèmes, à faire de nombreux dessins et collages . Il aimait beaucoup réciter ses poèmes en public lors de festivals de poésie.
Mais comme son ami Paul Celan , sans doute dégoûté par l’antisémitisme et le racisme qui menaçaient une fois de plus, il se jeta dans la Seine en janvier 94. Fin de l’histoire personnelle de Gherasim Luca mais pas fin de cette histoire poétique de cet auteur d’origine roumaine mais qui avait choisi la langue française pour s’exprimer. Et avec un sens merveilleux du langage, absolument unique dans la poésie de notre pays. Comme l’a écrit Gilles Deleuze, il est un grand poète parmi les plus grands: il a inventé un prodigieux bégaiement: le sien. Et de fait, Luca sait comme personne s’emparer des mots, les faire valser, créer des juxtapositions, les malaxe jusqu’à en extirper toute la substance poétique.Il y a à la fois de l’humour, souvent assez noir, mais aussi de la tendresse dans cette entreprise de dislocation et de fragmentation du sens chez cet homme qu’on devine possédé d’une sensibilité à fleur de peau. C’est parfois comme une sorte de cri poétique qui vous atteint au plus profond de vous-même, et d’où naît une formidable poésie vraiment unique dans notre littérature…
Et c’est vrai qu’il y a bien là une belle échappée possible vers un lieu scénique; Claude Merlin ne s’y était pas trompé et s’ y était lancé l’an passé ; avec quelques jeunes comédiens, il y faisait preuve d’ un sens remarquable de la poésie oralement proférée..
Laurent Vacher a pris le relais avec un autre texte de Luca: Héros-Limite. Plateau dépouillé: juste cinq chaises , une table, un perroquet avec quelques costumes. et un seul comédien, Alain Fromager accompagné parfois de Johan Riche à l’accordéon, que l’on avait notamment vue au cinéma dans Mesrine. Il y a de beaux moments où la poésie de Luca est flamboyante et d’autres où l’on ne sait pourquoi Laurent Vacher le fait crier, ce qui n’est pas vraiment utile et casse la profération de cette guirlande de phrases merveilleusement mise au point par Ghérasim Luca. Et sur la fin, ce travestissement, ce maquillage rapide des paupières en bleu vert et des lèvres avec un rouge agressif n’apportent pas grand chose à la mise en scène.
En fait, Claude Merlin s’était superbement tiré de cet exercice difficile: transposer le verbe poétique sur un plateau en répartissant la voix de Luca entre plusieurs jeunes comédiens. Ici, on l’impression qu’Alain Fromager, pas vraiment à l’aise, mène un trop rude combat, quand il est seul en scène ; le spectacle très inégal parait bien long, même s’il ne dure qu’une heure vingt…
Alors à voir? Pas si sûr; on ressort de la Maison de la Poésie à la fois heureux d’avoir retrouvé la poésie de Luca mais déçu qu’elle n’ait pas été mieux servie.
Philippe du Vignal
Maison de la Poésie jusqu’au 23 mai.