La sortie au théâtre de René Gaudy
Nous côtoyons divers types de dormeurs dans l’espace public: métro, train, avion. Dormeurs des assemblées: Parlements, salles de classe (de préférence contre le radiateur). Dormeurs des rues. Dormeur du val, plus mort que vif. Dormeur de spectacle… Comme tout un chacun, nous l’avons rencontré et l’avons aussi été. Que celui qui n’a jamais dormi au spectacle nous jette la première poignée de sable. Comment parler de cet individu étrange ou plutôt de cet état étrange? La coïncidence entre dormir et spectacle ne va pas de soi…
Lieu pour le sommeil/lieux pour le spectacle: l’humanité a inventé pour certaines de ses activités ou pratiques, des endroits spécifiques. Avec leurs formes, mobilier et horaires. Pour le sommeil, il en a été assigné un à l’intérieur de l’espace privé qu’est la maison: la chambre. Dans Espèces d’espaces, Georges Perec signale les connexions entre lit et livre. Il parodie la première phrase d’A la Recherche du temps perdu: «Longtemps je me suis couché par écrit ». Le titre d’un autre de ses livres, Un homme qui dort est le début d’une phrase de Marcel Proust: « Un homme qui dort tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant.» Sommeil et littérature entretiennent depuis longtemps d’étroites relations et sont une affaire privée. Mais sommeil et spectacle ont à voir avec les pratiques dans les espaces publics et lieux spécifiques qui ont été inventés. Les Grecs de l’antiquité ont imaginé un édifice pour la pratique et les compétitions sportive, le stade, avec une variante, l’hippodrome. Et un autre pour les compétitions artistiques, le théâtre. Les Romains y ajouteront l’amphithéâtre. Nous parlerons surtout du premier qui, aujourd’hui encore reste au cœur du spectacle. En grec, le théâtre ( thaw : contempler) est là où on voit: les vieux mythes ne sont plus vécus mais vus, c’est-à-dire mis à distance et donc soumis à la critique du regard citoyen. Théâtre a la même origine que théorie : la faculté de bien voir grâce à la philosophie.
Paupière/rideau. Il y a bien des rapprochements à faire entre l’œil et le théâtre. L’architecte Claude-Nicolas Ledoux a dessiné celui de Besançon à l’intérieur d’un œil. Ce dessin illustre la couverture du fameux Traité de scénographie de Pierre Sonrel. Un faisceau lumineux part du haut de la salle, traverse l’iris et la pupille et vient tomber en s’élargissant plus bas que l’œil, celui à la fois du public et de l’acteur.
On compare depuis longtemps la paupière à un rideau. Les Romains connaissaient celui du théâtre. Ovide écrit qu’il était dans le sol et se levait à la fin des actes. Comme la paupière de la poule. Mais le plus proche de la paupière est celui à l’allemande, levé au début et baissé à la fin du spectacle. La métaphore paupière/rideau signale bien que nous sommes censés ouvrir les yeux au début et les fermer à la fin. Rideau! Plus rien à voir. Et en Grèce, aux concours dramatiques, la dernière tragédie se terminait à la fin du jour. Et son action devait se terminer en même temps. Selon Aristote, contrairement à l’épopée dont la durée peut aller jusqu’à une vie, «la tragédie essaie autant que possible de tenir dans une seule révolution du soleil.» Quelques heures à peine, le temps qu’une crise atteigne son maximum et se dénoue. A plusieurs titres, le moment théâtral coïncide avec celui du jour et de la vie qui s’éveille.
Certains baissent le rideau avant la fin et tombent dans le sommeil. Le « Mourir, dormir » d’Hamlet. Que dire de ce phénomène? Il y a le spectateur et celui qui produit le spectacle: metteur en scène, scénographe, acteurs…). Voyons d’abord la phénoménologie du dormeur, les facteurs individuels et causes internes du sommeil dans cette circonstance précise. Comment diagnostiquer le dormeur ? Il ne suffit pas qu’on ait les yeux fermés. Certains dorment les yeux ouverts. Non, je ne dors pas, je me concentre. J’ai besoin de fermer les yeux pour me concentrer sur le texte et au concert, il y a de nombreux yeux fermés. Ou je somnolais, je sommeillais. C’était l’«écoute flottante». Quelques indicateurs assez fiables avec signes avant-coureurs : baillements, regards sur la montre. Puis léger affaissement sur le siège, respiration régulière avec, de temps à autre, ouverture des yeux accompagnée d’un : Hein ? Que se passe-t-il ? »… Meilleur indicateur : le ronflement mais il ne touche qu’une partie de la population.
Daumier, le plus ancien témoin sur le dormeur au spectacle que nous ayons trouvé… Dans Honoré Daumier, les gens du spectacle de Jacqueline Armingeat (1982), nous avons repéré sept dessins avec dormeurs. Dans L’Orchestre pendant qu’on joue une tragédie, trois musiciens dorment et un autre baille. Et dans Le Contrôle pendant qu’on joue une tragédie, un homme s’ennuie, un autre baille et un troisième dort au milieu. Des Parisiens dans l’attente du plaisir -Deux heures de queue à un théâtre quelconque montre des spectateurs endormis dans une file d’attente devant le théâtre.. Cela prouverait, si besoin était, que l’on peut dormir debout.
Il y a aussi une œuvre où des spectateurs se sont endormis dans le foyer à l’entracte. Trois autres qui les montrent pendant la représentation sont plus intéressants. Point commun: le contraste dans l’attitude. Dans Physionomies de spectateurs de la porte Saint-Martin pendant une représentation de Richard III, quatre hommes au premier plan: le premier semble distant, le deuxième intrigué et peut-être amusé, le troisième nettement effrayé ou révulsé, et le quatrième dort. Dans Une Loge au théâtre Ventadour pendant la représentation d’une tragédie italienne, quatre spectateurs très attentifs dont un debout, Mais le quatrième qu’on voit de profil, a la bouche ouverte et ne regarde pas la scène: il dort. Et enfin Le Cinquième acte à la Gaieté montre un enfant accoudé à la balustrade au premier rang et qui dort, alors que les autres spectateurs sont soit en larmes (deux femmes) soit abattus. Ces dessins mettent en valeur le poids du facteur individuel.
Mais essayons d’aller au-delà: quels sont les facteurs déclencheurs ou accélérateurs du sommeil au théâtre? L’âge. Un jeune enfant va s’endormir naturellement, si c’est son heure ou si le spectacle n’est pas adapté à son âge, à moins qu’il ne chahute. Le senior a, lui, des accès de somnolence: il voit mais entend moins bien. Nous avons vu Aragon dormir à Catherine d’après son roman Les Cloches de Bâle, monté par Antoine Vitez à Nanterre où pourtant le grand auteur était à l’honneur.
Aliments et alcool. Le public a tendance depuis longtemps à dîner après le spectacle. Il arrive donc souvent à jeun. Il y avait le bar à l’entracte et maintenant une cafétéria, on mange léger sur place avant, ou à l’entracte au Théâtre du Soleil et ailleurs. Mais une prise excessive de nourriture et d’alcool facilite le sommeil. Brecht avait pourfendu «l’opéra culinaire » où le public bourgeois vient digérer après un bon repas.
La fatigue physique joue aussi un rôle. Comment être réceptif à une pièce qui demande attention et réflexion, si on a plus de dix heures de travail dans les pattes? Contre-argument: à 20 h 30, le prolétaire regarde la télé jusqu’à 22 heures. Mais d’abord il est chez lui et n’a pas fait la démarche de sortir pour aller voir un spectacle. L’argument de la fatigue n’est pas plus convaincant que celui du prix des places.
Le public captif: une sortie est souvent affaire de couple mais le désir de chacun n’est pas toujours de même intensité. Expliquant le sommeil de l’un et les coups de coude de l’autre. Ces explications ne suffisent pas et il y a des spectacles où personne ne s’endort. Voyons du côté de ceux qui les font et les produisent… Les architectes, après le théâtre en gradins, les théâtres du moyen-âge puis élisabéthain ont construit des maisons à étages (mansions) autour d’une place centrale qui deviendra le parterre. Et où chacun est là pour voir mais aussi être vu. Dans les salles de théâtres dits à l’italienne ensuite, à partir du XVIII ème siècle, la majorité du public est plus face à face, que face à la scène. Les spectateurs de marque occupant une position centrale comme au dessus de la scène, dans le théâtre élisabéthain.Voire sur la scène comme chez Molière, ces petits marquis qui gênent le jeu. Ou dans la loge de l’empereur située tout contre la scène. Il existe de nombreuses situations dans la littérature des XVIII ème et XIX èmes siècles où le public est ainsi sous le regard de la société.Comme à la fin des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, la Merteuil, déshonorée, va la Comédie italienne où elle a sa loge. « Elle y était seule et, ce qui dut lui paraître extraordinaire, aucun homme ne se présenta pendant tout le spectacle.» L’invention des loges au XVIII ème siècle a eu des effets contradictoires: leurs occupants les ont achetées pour montrer leur statut social. Ce sont aussi des espaces privés, à Venise notamment et ils en ont les clés. Ils les aménagent avec des sofas pour dormir ou faire autre chose… L’extrême opposé de cette configuration: les places « aveugles », pour les plus pauvres, sont tout en haut ( au paradis) et sur les côtés. Le spectateur ne voit pas la scène et pas vu non plus, il est donc hors jeu social.
Wagner balaie ce système et revient à l’ espace grec en gradins, éteint la salle, creuse la fosse d’orchestre d’où va naître la musique. Il plonge l’ensemble scène/salle dans un « abîme mystique ». Place à Nietzsche, avec la « naissance de la tragédie ». Le spectateur n’est plus un être social ni pensant. Il oscille entre dionysisme et apollinisme, entre ivresse et rêve. Grâce à la musique et à la danse, il est plongé dans la transe, la « mania » des Grecs… Une communion avec le groupe et avec le cosmos, un sentiment océanique… Avec des acteurs dans un espace théâtral, un décor, des lumières et costumes, il vit une situation de rêve. Ce qui met le spectateur dans un état proche de l’hypnose avec laquelle Charcot traitait l’hystérie. Aujourd’hui, Claude Régy est un des continuateurs de ce courant théâtral.
Parallèlement, un autre courant de pensée, rationaliste celui-là, s’est développé avec le constructivisme russe, le Bauhaus, Piscator et Brecht qui a théorisé sur les techniques pour faire du spectateur un être actif, critique et aux yeux ouverts. De nouveaux dispositifs scène/salle ont ainsi vu le jour dont Jacques Poliéri a fait l’inventaire dans Scénographie/sémiographie. Les auteurs des mouvement du théâtre hors des théâtres: Tadeusz Kantor, Jerzy Grotovski, Le Living Theatre, Luca Ronconi avec Orlando Furioso, Le Théâtre du Soleil avec 1789 et 1793, Klaus-Michael Gruber avec Faust Salpétrière, Engel et Rieti, le Bread and Puppet ont beaucoup imaginé et expérimenté pour enrichir une nouvelle relation acteurs/spectateurs. Jusqu’à la participation directe du public (on dirait aujourd’hui interaction) devenue aujourd’hui courante, notamment dans les expositions.
Depuis le travail d’Edward Hall sur la proxémie dans La Dimension cachée, on sait que les distances physiques entre les gens jouent un rôle essentiel dans leurs relations. Il en distingue quatre: intime (jusqu’à 40 cms), personnelle (de 45 à 125 cms), sociale (de 1,20 à 3,60 ms), publique (plus de 3,60 ms). Parfois l’acteur va jusqu’à une certaine intimité avec le spectateur comme au Théâtre de l’Unité, dans La 2 CV Théâtre.. à l’intérieur d’une vraie 2 C V ou Mozart au chocolat dans un salon de musique au temps de Mozart. A l’inverse, écrit Edward Hall: « Les acteurs savent fort bien qu’à partir de neuf mètres, la subtilité des nuances de signification donnée par la voix normale échappe, au même titre que les détails de l’expression des gestes. » (…) « A cette distance, l’individu humain peut sembler très petit et, de toute façon, il est partie intégrante d’un cadre ou d’un fond spécifique. « (…) « Et les humains ont la taille d’une fourmi, l’idée d’un contact possible avec eux devient impossible. » On dit que le spectateur doit voir bouger les lèvres de l’acteur. Les places les plus chères sont donc près de la scène. Mais on voit des spectateurs endormis au premier rang…
La position assis/debout: en Grèce antique et à Rome, les théâtres étaient à ciel ouvert et les représentations avaient lieu le jour. Les sièges étaient peu confortables et pas individualisés, sauf pour les officiels. On peut donc supposer que les dormeurs étaient moins nombreux qu’aujourd’hui. Ensuite au Moyen-âge et à l’époque élisabéthaine, on a continué à jouer de jour et une bonne partie des spectateurs étaient debout. Cette position et le mouvement sont privilégiés par les ennemis du théâtre, comme Jean-Jacques Rousseau dans sa Lettre à d’Alembert sur les spectacles: «Donnez les spectateurs en spectacle, rendez-les acteurs eux-mêmes.» Au cirque, impossible de dormir pour le public assis sur des bancs en bois et les places ne sont pas numérotées, même pas délimitées à l’avance. Seules les plus chères, près de la piste, sont individuelles. A l’opposé, pour la conceptiondes nouveaux sièges, notamment de cinéma, la tendance est à l’hyper-confort: assise, dossier, largeur. Comme pour ceux de voiture ou de train. Il faut donner au voyageur, l’impression qu’il est chez lui: l’espace privé pénètre l’espace public.
A l’inverse, la R. A.T.P. a mis en place dans certaines stations de métro des bandes où on peut juste s’adosser. Spéciales anti SDF! Et des scénographes ont conçu des sièges dissuasifs anti-sommeil, spécialement étroits et durs. Ceux du Masque de Robespierre de Jean Jourdheuil étaient la réplique des bancs de la convention de 1793. Pour La Mort de Tintagiles de Maeterlinck, Claude Régy et son scénographe Daniel Jeanneteau avaient imaginé des sièges étroits, collés les uns aux autres, de façon à créer une proximité/promiscuité maximum. Et, si un spectateur s’endormaitt, c’est tout le rang qui pouvait dormir. Dans cette logique d’un public à l’unisson, on pourrait imaginer un dispositif semblable à celui des cabines de conducteur de métro ou de train. Si un spectateur s’endort ou s’il a un malaise, le train s’arrête. La pièce reprendrait quand le dormeur aurait été réveillé. Ou des détecteurs de sommeil comme ceux de fumée déclencheraient une alarme. Après l’alarme incendie, l’alarme sommeil…
Jusqu’à Wagner, on n’éteignait pas la lumière dans la salle. Les bougies, puis le lustre central continuaient de brûler (voir le célèbre texte de Baudelaire sur le lustre). Le public était donc en permanence «sous les projecteurs», à la vue des autres. L’électrification a permis de créer une lumière beaucoup plus vive, à la fois dans la rue, dans le hall des théâtres, la salle et la scène. Et de varier à l’infini les effets d’intensité. Le metteur en scène peut faire un plein feux s’il veut que le spectateur soit bien «éclairé» sur l’action: ce que demandait Brecht et à sa suite, Girgio Strehler, Jean Vilar, Roger Planchon… On est dans la philosophie des lumières! A l’inverse, un spectacle peut culminer à vingt-cinq watts, ce qui favorise doublement le sommeil, puisque le public ne voit rien et personne ne le voit dormir.
Du son. Le b-a ba de l’art de l’acteur: la diction. Faire entendre le texte, articuler. Si le spectateur n’entend pas, il décroche vite. A l’inverse, le metteur en scène peut envoyer de la musique pour faire office de réveille-matin, voire d’électrochoc. Le cirque ne se prive pas de ces effets. L’acteur qui perçoit une baisse d’attention peut aussi, pour réveiller le public, donner un coup de gueule ou de talon. On pourrait parler aussi de la nécessité de varier le rythme pour maintenir constante l’attention. En fin de compte, tout l’art du théâtre est d’empêcher le spectateur de s’endormir, même les yeux ouverts.
De la température: difficile de s’endormir quand il fait froid mais une salle surchauffée est propice au sommeil. Des horaires: très variables selon les théâtres mais le plus souvent à 20 h 30. Dans Ma vie commence à 20 h 30, Jérôme Savary dit: « C’est l’heure de la fin du J.T., c’est aussi une heure magique pour moi, celle où les rideaux s’ouvrent.» Depuis quelques années, on observe des changements. Jean Vilar, le premier, avait avancé l’heure de la représentation pour que la France qui se lève tôt, puisse venir à Chaillot, en gardant son compte de sommeil. Les séances à 18 h et les matinées sont excellentes mais il y a aussi les dormeurs en matinée, surtout après le déjeuner en famille du dimanche…
La durée: évidemment un facteur important. En Orient, certains spectacles ou rituels durent plusieurs jours et nuits. Le public parle, entre ou sort, mange, boit… ou dort. La mode des spectacles longs voire marathon, est arrivée avec Le Regard du sourd de Bob Wilson (1970) qui durait sept heures et c’était un des plus courts. Le mouvement est aussi venu de la musique répétitive et des happenings, du pop-art (certains films d’Andy Warhol…) Ensuite, du Mahabarata de Peter Brook (1985) et du Soulier de satin de Paul Claudel, mise en scène d’Antoine Vitez (1987) de dix heures du soir à neuf heures du matin dans la Cour d’honneur, au Palais des papes d’Avignon. Les spectateurs avaient des couvertures mais combien sont restés éveillés de bout en bout? Un ami racontait qu’il s’était endormi plusieurs fois et qu’il se réveillait quand il entendait la voix d’une comédienne qu’il aimait beaucoup.
On l’aura compris: le producteur joue un rôle décisif dans la réception du spectacle. « L’œil suit les chemins qui lui ont été ménagés dans l’œuvre », écrivait Paul Klee, cité par Georges Perec en préambule à La Vie mode d’emploi. «La première de toutes les considérations, dit Edgar Poe dans Genèse d’un poème, est celle d’un effet à produire.» Nous sommes persuadés que, si un spectateur dort, le metteur en scène l’a voulu ou est indifférent à la chose.
Dormir au spectacle, où est la question ? Il y a plusieurs volets: économique et social, juridique, philosophique et politique... Si nous dormons pendant les moments importants, nous perdons de l’argent et aurions mieux fait de rester chez nous Et si proche nous dit: «C’était super, tu n’as pas trouvé ? », nous perdons aussi en Q.I. Côté social, le dormeur au théâtre n’a pas bonne presse, il est « en proie aux autres » comme dit Jean-Paul Sartre, et surpris dans son intimité. Et il produit de lui-même une image -physique et mentale- dégradée. S’il ronfle aussi, il devient alors à son insu un élément du spectacle. Il perturbe et déclenche l’hostilité :«Faites quelque chose, secouez-le » ou le rire.
Côté juridique. Le sommeil réparateur ou le droit au sommeil. Quand le spectacle est mauvais, impossible parfois de quitter la salle (nous sommes accompagnés ou ami du metteur en scène), de manifester contre et chahuter. Par ailleurs, nous sommes tellement gênés par le spectacle lui-même, que nous n’arrivons pas à nous concentrer. Si nous nous nous endormons, c’est alors une bénédiction. Un ami nous disait être atteint de troubles du sommeil mais que s’il s’endormait à une représentation, c’était bon signe; il était détendu. (On dit aussi que bailler est signe de bien-être. ) On peut donc revendiquer le droit au sommeil au spectacle, comme Lafargue revendiquait pour les ouvriers, le droit à la paresse.
Côté philosophico-politique, peut-on n’assigner au dormeur que la place du mort? On sait maintenant que la perception passe par des canaux longtemps insoupçonnés. Le fœtus perçoit des sons, voire des impressions tactiles. Dans certaines phases du sommeil, il y a porosité avec l’environnement. Et déplacement, transfert de la perception à la production de scènes mentales, comme dans la vie éveillée, avec le fantasme. Un jour, notre mère nous dit :« Ce matin j’entendais des cloches de vaches, j’étais dans la campagne et cela m’a réveillée: votre père m’apportait ma tasse de thé au lit. Ce que j’ai pris pour des cloches de vache, c’était le bruit de la cuiller qui tintait dans la tasse. »
On sait qu’il y a plusieurs phases mais que c’est surtout au cours du sommeil paradoxal que se produit le rêve. Le dormeur de théâtre y parvient rarement mais quelque soit la phase, le son continue à lui parvenir aux oreilles qui, elles, n’ont pas de paupières. D’où les expériences visant à plonger le public dans le sommeil ou la somnolence, de façon à manipuler son cerveau à une fin ou une autre. On est ici entre spectacle et médecine. Voir les expériences de Franz-Anton Mesmer sur le magnétisme, ce fluide qui passe d’une personne à une autre. Et la recherche d’états de transe ou de rêve, décrits par Nietzsche. On peut aller plus loin et travailler à manipuler, voire modeler les cerveaux. Comme le neveu de Freud, l’Américain Edward Bernays, l’un des pères de la publicité et de la propagande qui avait convaincu l’opinion d’entrer en guerre en 1917, puis invité les femmes des Etats-Unis, grâce à la publicité de fumer. Et il avait aussi inspiré Joseph Goebbels...
Vous connaissez cette gravure de Goya où un homme endormi environné par un félin et des oiseaux de nuit menaçants. Sa tête et ses bras reposent sur une stèle, où est écrit « Le sommeil de la raison produit des monstres ». Nous suivons de près les expériences théâtrales et autres qui cherchent à créer de nouvelles relations public/spectacle. Tout en continuant d’exercer un œil critique (le maître-mot) sur tout ce qui dévalorise les lumières. Convaincus que le théâtre, ou au moins une grande partie, doit rester fidèle à ses origines: être un lieu où la société se regarde et se critique et où il exerce sa raison. Les yeux ouverts.
Histoire de dormeur racontée un comédien. Une histoire authentique arrivée à Jean Desailly qui jouait dans une pièce où il y avait un mort. Le gardien du théâtre jouait ce petit rôle. Pas très compliqué mais il s’est endormi. Brusquement, il se réveille, se redresse et se demande où il est: il avait oublié qu’il était en scène. Il se recouche et le public éclate de rire. Mais, comme c’était une tragédie, impossible de continuer… Et il a fallu arrêter, reprendre plus haut, mais à mesure qu’on s’approchait du moment où le mort s’était réveillé ou plutôt avait ressuscité, le public riait de plus en plus fort. Il a fallu reprendre encore la pièce plus loin pour arrêter les fous rires. Le gardien a été licencié…
René Gaudy
Communication faite à un colloque à la Sorbonne: La sortie au théâtre, en mai 2010.