Mehmet Ulusoy
Mehmet Ulusoy, un théâtre interculturel sous la direction de Béatrice Picon-Vallin et de Richard Soudée.
Mehmet Ulusoy était né en Turquie en 1942, et après avoir été stagiaire chez Roger Planchon à Villeurbanne, puis au fameux Berliner Ensemble dans les années 60, il avait suivi les cours de Bernard Dort à l’Institut d’Etudes Théâtrales de Paris III . Après encore un détour comme stagiaire chez Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan, il était reparti pour Istanbul où il fonda plusieurs groupes de théâtre militant. Notamment pour répondre à la menace de destruction d’un quartier d’Istanbul. C’était en 70 à une époque où cela ne devait pas être si simple de jouer dans la rue…
Un an après, une junte militaire prenait le pouvoir et il n’attendit guère pour repartir pour la France où il créa le Théâtre de Liberté en 72 au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Il y présenta notamment un spectacle remarquable que l’on a encore en mémoire Le Nuage amoureux d’après Nazim Hikmet qui le fit connaître un peu partout en France mais aussi en Europe, ainsi que Le Cercle caucasien de Brecht.
Ulusoy monta aussi Shakespeare, Gogol, Eschyle ou Topor: c’est dire que l’homme était éclectique et savait choisir les textes qu’il montait.Il naviguait fréquemment entre Paris et la Turquie, avant de disparaître en 2005. Il eut le parcours assez insolite d’un artiste engagé et d’un chef d’une troupe qui pratiquait déjà un certain multiculturalisme , où se croisaient des comédiens d’origine très diverse. Et c’est à ce métissage que se reconnaissaient ses spectacles, et à l’importance que revêtait à ses yeux la scénographie faite d’éléments et de matériaux à la fois simples, voire pauvres mais significatifs.
C’est de tout cela que rend compte ce livre à travers un solide ensemble d’analyses, d’études et de témoignages.
Parmi la vingtaine d’articles, citons celui de Béatrice Picon-Valin, très fouillé- sur l’influence du théâtre russe, en particulier celui de Meyerhold sur les créations d’ Ulusoy, comme elle l’explique très bien, il doit beaucoup à cette notion de grotesque cher au grand metteur en scène et théoricien russe. Et il s’inspirera aussi de M. Baktine quand il montera son Pantagruel. Grotesque, art de la rupture, part belle fait au hasard maîtrisé, montage, techniques de l’image et de la marionnette, prise en compte de la réalité du terrain, et, bien entendu, influence du constructivisme quand il s’agit de mettre en place un dispositif scénique: Mehmet Ulusoy savait butiner et faire son miel des différentes cultures qui l’avaient construit. Richard Soudée rappelle aussi que Mehmet Ulusoy avait un lien très fort avec la Martinique où il fut l’un des metteurs en scène les plus invités et Aimé Césaire, alors qu’il n’était ni Antillais ni Français; c’est souvent à cette facilité d’immersion dans d’autres cultures que l’on reconnaît les créateurs de qualité… On ne peut citer tous les articles mais il y a aussi un entretien avec Cécile Garcia-Fogel, comédienne et metteuse en scène, tout à fait intéressant qui parle de sa rencontre avec Ulusoy et du rapport qu’avait le metteur en scène avec une certaine idéologie de la récup. Et Mehmet Ulusoy savait, comme elle l’explique très bien, mettre les comédiens dans un rapport très fort avec les objets et avec leur propre corps dans l’espace: ce qu’elle retient particulièrement , bien des année après, de son travail avec Ulusoy.
Le livre comprend aussi un remarquable ensemble de photos de ses spectacles. Les femmes et les hommes de théâtre, une fois disparus, souvent ne disent plus trop rien, même quelques années après leur disparition, aux nouvelles générations de comédiens. Jouvet? Connais pas du tout, me disait récemment un jeune homme, pourtant fils de metteur en scène. Qui c’était Vitez? M’avait dit une jeune fille qui commençait à faire du théâtre, quelque dix ans après sa mort…Même les plus grands donc comme Strehler ou Vitez auquel Ulusoy avait été très lié, n’échappent à cette règle du théâtre vivant.
Il est bien que cet ensemble de textes ait pu voir le jour, pour témoigner d’une expérience théâtrale qui marqua les années 70 et les suivantes et qui influença sans aucun doute le théâtre actuel.
Philippe du Vignal
Editons de l’ Age d’Homme, 280 pages; prix: 29€