THREE SOLOS AND A DUET
Mikhaïl Baryshnikov est né en 1948 à Riga en Lettonie. Il intègre la prestigieuse école de danse classique de Vaganova à Leningrad. En 67, il entre dans la compagnie de ballet du Kirov (l’actuel Théâtre Maryinski ) et est nommé Etoile en 69. C’est lors d’une tournée au Canada en 74 qu’il disparaît pour quelques jours et demande l’asile politique qu’il obtient. Misha, de son surnom, entre alors à l’American Ballet Theater, à New York entre 74 et 78 et il en devient le directeur artistique de 80 à 89. Pendant un an ( en 79) ,il est l’interprète de George Balanchine et de Jerome Robbins au New York City Ballet. Le 3 Juillet 86, il est naturalisé américain et va fonder le « White Oak Dance Project » avec Mark Morris. Il aide ainsi les chorégraphes contemporains à trouver un public plus large.
Enfin, en 2005, il crée le Baryshnikov Arts Center dit « BAC » où la création contemporaine est à l’honneur : les studios sont ouverts aux chorégraphes, comédiens, musiciens, cinéastes et plasticiens. Le BAC est situé dans un bâtiment de 4000 m2 comportant quatre studios et un amphithéâtre appelé le Jerome Robbins Theater. La photographie est également l’ une de ses passions. En 80, il publie un album : « Moments in Time » et, en 2009, « Merce my Way » en hommage à Cunningham. Il connut aussi de beaux succès comme acteur au cinéma et à la télévision et il est aujourd’hui un des plus grands noms de la danse contemporaine.
Nathalie Markovics : Pouvez-vous nous parler de la création du Baryshnikov Arts Center ?
Mikhaïl Baryshnikov : Ici, nous donnons la possibilité aux jeunes créateurs de danse et de théâtre de montrer leur travail et de rencontrer des maîtres de la scène contemporaine. New York avait besoin d’un lieu comme celui-ci parce qu’il n’y en avait pas. C’est une ville commerciale tournée vers l’économie et l’immobilier, où le coût de la vie est très cher. Mais l’art et l’éducation par l’art passent au second plan. Nous essayons de faire en sorte que les gens se rencontrent pour créer un spectacle ensemble ou séparément…
Nous pratiquons une politique de bas prix pour faire venir le jeune public qui ne peut s’offrir les théâtres de Broadway, les spectacles de ballet et l’Opéra où les prix varient de 100$ à 150$ la place. Ici, cela va de 20 à 25$.
- Vous accueillez des « bénévoles » au BAC, dans quel but ?
M.B : Ce sont des danseurs, des acteurs, des scénographes ou des artistes qui font partie d’un projet. Ils ont la volonté de passer leur temps libre soit en travaillant comme ouvreur soit en assistant aux répétitions et aux spectacles. C’est pour moi, l’activité la plus admirable.
- Qu’a représenté pour vous l’entrée comme danseur principal chez George Balanchine ?
M.B : C’était, pour moi, très important, dense et court, d’être pendant un an au New York City ballet et c’était un jeu de travailler en même temps avec George Balanchine et Jerome Robbins, un véritable tour de force. L’expérience qui dura un an fut vraiment très intéressante, productive et controversée à tout point de vue. J’ai beaucoup appris sur le sens du théâtre et sur le processus de création. C’était fascinant.
- Quel a été le rôle de Jérôme Robbins dans votre vie ?
M.B : J’ai travaillé avec lui, il a participé à ce que je suis devenu, et c’était un ami et un maître ; nous lui avons donné au BAC, le nom de l’ amphithéâtre qui vient d’ouvrir. Jerome Robbins est un personnage important dans ma vie américaine.
- Merce Cunningham, Martha Graham et Twyla Tharp ont été, chacun dans leur style, une révolution dans la danse contemporaine ? Pouvez-vous préciser pourquoi ?
M.B : Tout d’abord il n’y a pas qu’eux : je pense entre autres à Paul Taylor, Mark Morris et Alvin Aley ; tous ont ouvert une page pour la nouvelle génération. Et faire partie de cette page qui se tourne est un privilège pour moi ou pour n’importe qui : n’oublions pas que nous sommes, nous les danseurs, des instruments.
-Vous vous sentez exister comme instrument ?
M.B : Oui, toujours car je ne suis pas chorégraphe. Certains sont danseurs et chorégraphes.. Et ils utilisent les instruments que sont les danseurs.
- Que ressentez-vous quand vous êtes sur scène ?
M.B : C’est un sentiment complexe : il y a, à la fois , des moments de peur, d’excitation et parfois de frustration. Et c’est aussi un devoir. Mais il est très difficile d’expliquer ce que l’on ressent: à la fois l’amour de la haine et la haine de l’amour de la scène : si vous aimez tout ce que vous faites, c’est terrible ; si vous haïssez ce que vous faites, c’est aussi pour cela que vous le faites. Il y a une contradiction surprenante entre vouloir être sur scène et en même temps rejeter la scène : il faut être prudent.
- Quelle est votre opinion concernant le théâtre contemporain aux Etats-Unis et en Europe ?
M.B : Ce que vous, les européens, connaissez de notre théâtre est avant tout un théâtre avant-gardiste comme ,par exemple, le « Wooster Group » qui est un de nos partenaires au BAC. En Europe, il y a plus de choix : du théâtre polonais, russe, français (Ariane Mnouchkine) anglais (Peter Brook )ou italien ( Giorgio Strehler). C’est un théâtre avec des fondements plus anciens. Vous, les européens, avez commencé à casser les règles du théâtre traditionnel bien avant nous; les américains, eux ont appris le théâtre à partir de ces règles .
Mais du théâtre russe et anglais, nous avons aussi puisé des choses. Stanislavski a immigré, Peter Sellars, Stella Adler, Lee Strasberg (acteur américain qui a contribué à faire de l’Actor’s Studio, l’école d’art dramatique la plus réputée au monde), ils se sont nourris du théâtre européen. C’est comme cela que le théâtre et le cinéma américain ont émergé. Sans Adler il n’y aurait pas eu Robert de Niro, et sans Strasberg il n’y aurait pas eu Al Pacino. Le théâtre en Europe est plus inventif comme par exemple avec Jerzy Grotowski. La manière dont travaillent Bob Wilson et Peter Sellars semble plus libre en Europe car le public accepte plus de choses.
- Quelles sont vos relations avec l’Europe concernant la danse contemporaine ?
M.B : A Paris, je vois autant de spectacles que possible, comme ceux du Festival d’Automne. Il y a beaucoup de chorégraphes intéressants mais je ne peux les citer tous car j’en oublierai. Je suis toujours très inspiré par les spectacles auxquels j’assiste en Europe. Depuis ces cinquante dernières années, de plus en plus d’artistes français viennent à New York dans le cadre d’échanges. Plus souvent en fait de la France vers les Etats-Unis. Et je félicite la politique culturelle d’échanges internationaux l’Etat Français pour sa politique d’échanges culturels et je lui dis : « chapeau ». C’est une chose merveilleuse.
- Vous allez danser avec Ana Laguna à Paris dans « Three Solos and a Duet », pourquoi au Théâtre de la ville ?
M.B : Ce type de spectacle ne s’adapte pas aux scènes du Palais Garnier ou du Théâtre du Châtelet qui sont des endroits trop vastes. Le spectacle comprend deux personnes : Ana Laguna et moi-même. L’intérêt de danser au Théâtre de la ville est d’être face à un public éduqué et sensibilisé à l’art, à la danse contemporaine et au théâtre. J’aime l’architecture de ce théâtre, et de plus je n’y ai jamais dansé. J’ai pensé que celui-ci était le mieux adapté pour cette chorégraphie intimiste composée entre autre par Mats Ek. C’est lui la star de la soirée et bien sûr, Ana Laguna . D’aucune manière, ce n’est ma représentation, mais un travail collectif que nous partageons et qui est au croisement de différentes générations et nationalités : française avec Benjamin Millepied, suédois avec Mats Ek et russe avec Alexeï Ratmansky. Ce sont « les Etés de la Danse » qui m’ont proposé le Théâtre de la Ville et c’est ainsi que le projet a pris forme.
- Vous sentez-vous plus libre pour danser au Théâtre de la Ville ?
M.B : Si vous décidez d’aller sur scène, vous êtes libre où que vous soyez. Mais il y a une expression juive qui décrit cela : tout artiste qui accepte de l’argent pour monter sur scène, qu’il soit bon ou mauvais, est comme un prostitué de l’Art.
- Avez-vous des regrets ?
M.B : Je ne regrette rien. Nous avons tous passé du temps sur certains projets en se disant qu’on aurait pu faire quelque chose de différent. Mais on apprend de ses erreurs, dans la vie : je crois à un certain équilibre. Quand vous faites une erreur , vous ne reproduisez pas la même et , petit à petit, vous apprenez. Je ne préciserai pas ce que j’ai pu regretter, en général, j’ai eu de la chance d’être à la bonne place au bon moment avec les bonnes personnes. Je n’ai vraiment pas à me plaindre.
- Avez-vous des rêves ?
M.B : Je n’ai pas de rêves, je dors peu, je n’ai pas le temps de rêver.
- Ce rêve impossible existe t-il malgré tout ?
M.B : En réalité, je n’ai jamais espéré pouvoir encore danser à mon âge. Et je n’ai jamais pensé aborder autant de formes différentes de danse dans ma vie.Pour ce spectacle, j’ai la chance d’avoir rencontré Ana Laguna, Mats Ek, Benjamin Millepied et Alexeï Ratmansky avec qui je peux avoir un véritable échange. Je ne le ferai pas si je n’en avais pas envie. C’est l’envie qui me guide. Nous formons une belle association.Alors, oui, grâce à tout cela, je peux dire que la vie est un rêve.
Nathalie Markovics.
New York, Baryshnikov Arts Center, mai 2010.
Au Théâtre de la Ville du 15 au 20 juin.