Les Prédateur$
Les Prédateur$, texte de Patrick Chevalier et Ismaïl Safwan, mise en scène et musique d’Ismaïl Safwan.
Le off est aussi un peu la vitrine culturelle de nombreuses régions dont l’ancienne Caserne des Pompiers s’est faite depuis déjà pas mal de temps une spécialité, vac notamment Champagne-Ardennes mais ici c’est l’Alsace et Schiltigheim près de Strasbourg, patrie d’origine des Marx Brothers.Les Prédateur$ est une sorte de conte à la Voltaire, où Patrick Chevalier, seul en scène, démonte les rouages des finances et du capitalisme mondial. Venu de Sciences Po, Patrick Chevalier connaît bien ce dont il parle. Et, en une heure, à travers le miroir grossissant de plusieurs personnages, il se libre à une des démonstrations des plus cyniques mais aussi des plus jubilatoires qui soient.
Il y a d’abord ce banquier, un verre à la main devant de très beaux tableaux- un Mondrian plus vrai que nature, un Van Gogh, un de la Tour : Job raillé par sa femme ( Lorraine oblige ),un buste grec antique en bronze, et une petite sculpture géométrique de Toivo Kaitanen, artiste finlandais contemporain,bien connu puisqu’inexistant, dus à Jaime Olivares. Le banquier dans son complet gris, sa chemise, et sa cravate de banquier, un verre à la main, nous nous livre son credo cynique sans aucun état d’âme: « La concurrence de marché, quand on la laisse fonctionner, protège le consommateur mieux que tous les mécanismes gouvernementaux venus successivement se superposer au marché ». Il dit tout cela radicalement mais avec suavité, avec même une certaine bonhomie, laissant bien entendu entendre que, s’il y a des victimes collatérales, c’est l’état naturel du marché depuis des siècles qui le veut, et que les pauvres doivent bien comprendre que leurs salaires de toute une vie sont à peine celui d’un revenu mensuel de financier. Mais on n’y peut rien, les politiques ont été avertis et ont pris leurs responsabilités. Allez les pauvres et les classes moyennes, comprenez-nous, soyez pragmatiques: « En vingt ans, la production de richesses dans ce pays a augmenté de 70%. En même temps, le nombre de chômeurs s’est multiplié par sept mais cela c’était le prix à payer. Rien n’a été imposé aux gouvernements par les marchés, comme on l’entend parfois. Non, c’est tout le contraire! « .
La leçon est claire dans son cynisme tranchant: oui, ils subissent une double peine , puisqu’ils souffrent de la récession que nous , financiers, avons contribué à mettre en place grâce à nos grandes magouilles internationales, et qu’ils vont devoir aussi éponger la dette.
Lui succède une sorte de clodo, peut-être un ex-trader, une flasque de whisky à la main qui dit qu’il a été prix Sobel d’économie, puis un hommes d’affaires, amateur d’art qui reconnaît volontiers que le prix du Van Gogh n’est pas donné: 54 millions mais qu’il n’est rien en comparaison des joies que sa vision lui apporte.
Mais ce qui suit: la démonstration mathématique, à coup d’équations authentiques par un professeur d’économie est un grand moment théâtral qui a été puisé aux meilleurs sources: Joseph Stieglitz, Naomi Klein, entre autre et Bernard Maris, le brillant économiste de France-Inter. Ismaïl Safwan et Patrick Chevalllierfont monter la pression mais sans aucune mayonnaise idéologique: les faits rien que les faits, les chiffres rien que les chiffres : cassant comme des chiffres mais bien réels, avec leur lot de contradictions,comme le fait chaque mois Jacques Livchine dans son fameux kapouchnik à Audincourt.
La démonstration des Prédateur$ va jusqu’ à l’inavouable qu’il faut bien finir par admettre: les Etats démocratiques européens dont nous sommes si fiers , n’ont absolument aucun moyen de contrôle et les vrais maîtres du monde sont les financiers et les banquiers. Le mécanisme des subprimes, vous allez vite comprendre si vous êtes un peu perdus- et il y a de quoi!- la démonstration est nette,impressionnante de vérité et surtout d’une drôlerie féroce jusqu’à l’absurde. Inutile de vous dire que l’on rit parfois jaune. Mise en scène simple et efficace, tout comme le jeu excellent de Patrick Chevalier qui, à la fin, recadre les choses ,en nous mettant le nez dans notre caca. La morale est amère et le spectacle se termine avec quelques phrases de ce bel appel à la révolte d’Etienne de la Boétie en 1552 dont celles-ci: » Ce qu’a de plus ce maître, ce sont les moyens que nous lui fournissons pour nous détruire. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles le sentaient, vous pourriez vous délivrer, si vous essayez seulement de le vouloir ». Voilà c’est dit et magnifiquement dit.
Dans la marée du festival off où le pire par centaines côtoie le meilleur, Les Prédateur$ auront été un moment exceptionnel de bonheur; surtout ne le ratez pas, que ce soit en Avignon, en Alsace, ou ailleurs.
Philippe du Vignal
Théâtre de l’Ange, 15-17 rue des Teinturiers, Avignon à 16 h 30 jusqu’au 31 juillet. 04-90-39-40-59.