Kafka’s Monkey
Kafka’s Monkey
D’après Rapport pour une Académie de Franz Kafka, mise en scène de Walter Meierjohann.
« No way out » : Pas moyen d’en sortir. Cette impasse tragique qui revient comme une litanie dans la bouche de Red Peter est aussi le leitmotiv de Kafka’s Monkey. Une pièce basée sur un texte peu connu de Kafka, Rapport pour une Académie, et qui offre une vision pitoyable et dérisoire de l’humanité. Le monkey en question, Red Peter, doit son nom à la cicatrice qu’il porte sur la joue gauche, trace indélébile d’une blessure par balle lors de sa capture, jour de chasse qui signa la fin de sa liberté. Mais cette dernière n’est qu’une « illusion », avoue-t-il.
Car Kafka’s Monkey est la relation par un singe devant une « académie » (incarnée par le public) de sa progressive « humanisation » depuis sa saisie, un apprentissage qui lui a pris cinq ans : « Né un singe libre », vivant sur la côte dorée africaine, il est désormais un artiste de music-hall reconnu « soumis au joug de l’humain » (le paradoxe n’est pas fortuit).
Première claque : le chimpanzé a trouvé facile d’imiter les hommes. Avant tout, il suffit de se cracher au visage. Ensuite, tandis qu’il était enfermé entre les barreaux de sa cage, ce qu’on lui a appris de l’homme, ce sont les travers et les vices : fumer la pipe, boire le rhum. Pathétique miroir tendu à notre face, ce spectacle d’un singe saoul misérable ! Quel bien triste et maigre éducation ! Celle-ci se termine par le travestissement, car entre finir dans la jungle d’un zoo ou sur une scène de cabaret, Peter a choisi les lumières et les applaudissements. Des deux prisons, celle la plus sournoise où les barreaux sont invisibles. La première simulation est d’abord celle que l’on s’inflige à soi-même.
Incarner un singe fait homme est un challenge que la comédienne Kathryn Hunter a su relever haut la main. Sa prestation est aussi remarquable qu’exceptionnelle, toute courbée, la tête entre les épaules, les jambes fléchies, la démarche souple et chaloupée. Elle est « singe » quand elle s’accroupit les jambes écartées, qu’elle saute sur place ou qu’elle grimpe à l’échelle en se balançant. Les mimiques du visage sont impressionnantes, il devient véritablement simiesque. Comme un primate, elle passe en un clin d’œil du calme à l’exubérance, du silence au cri – il a certainement fallu de longues heures d’observations pour parvenir à cette fidèle imitation qui ne verse jamais dans la caricature.
D’emblée, il y a du Chaplin vagabond chez ce singe qui vient vers nous en smoking-redingote, chapeau melon, canne et valise à la main (Chaplin lui aussi était à ses débuts mime et acteur de music hall). D’ailleurs, avec son petit gabarit androgyne, Kathryn Hunter tient physiquement du Charlot clownesque. Et comme un clown digne de ce nom, Peter entre en interaction avec le public, mangeant des puces sur la tête d’un spectateur, offrant une banane à un autre, ou donnant une poignée de main.
Sur le plateau nu du théâtre des Bouffes du Nord, hormis le pupitre derrière lequel le singe vient parfois s’exprimer, pour unique décor, une immense photo de chimpanzé, inoffensif mais bien songeur. C’est au Chaplin tragique des Feux de la rampe que l’on pense.Red Peter a toujours une aversion pour les hommes et achève son allocution en pleurant : son odeur lui rappelle sa terre natale. Sa véritable tragédie, c’est finalement moins d’être en cage, que de ne pouvoir sortir de sa condition de singe, d’oublier d’où il vient. Malgré son statut d’artiste reconnu, il fait le constat d’une terrible solitude. Une condition qui semble davantage humaine qu’animale – les singes vivent en groupe. L’apprentissage du chimpanzé fut peut-être plus complet qu’on ne l’imaginait : n’a-t-il pas appris la solitude morale ?
Barbara Petit
Au théâtre des Bouffes du Nord (37 bis boulevard de la Chapelle 75010) à 21h00 du lundi au samedi, matinées le samedi à 15h30, relâche le dimanche.
Jusqu’au 2 octobre 01 46 0734 50
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Franz Kafka en 1917 questionne la violence et les aveuglements de la nature humaine en revisitant la légende du chaînon manquant, avec un singe qui venant d’acquérir le langage humain montre une véritable humanité, bien souvent absente chez les hommes. Kathryn Hunter fait preuve d’une étonnante animalité, pénétrant sur le plateau en singe habillé en frac, d’abord Peter le Rouge emprisonné dans une cage où il ne peut ni s’asseoir, ni se coucher, puis faisant la conquête de son statut d’homme dans un anglais très pur. Hirsute, se déhanchant dans tous les sens sur sa canne dans la splendide arène des Bouffes du Nord, Kathryn Hunter impose ce texte superbe avec une grande force.
Edith Rappoport