Profils atypiques
Profils atypiques
Textes de Nadèle Prugnard, Koffi Kwahulé, Louis-Dominique Lavigne, mise en scène Khalid Tamer et et Julien Favart
Chacun de nous a pu en faire l’expérience un jour ou l’autre : face à un guichet, dans l’attente d’une indemnisation/d’un remboursement/de la signature d’un document administratif/autre compléter…(cochez la case), on nous rétorque que c’est impossible, que nous n’y avons pas droit parce qu’on « ne rentre pas dans les cases ». Nous sommes un « profil atypique ».
Et Shakespeare avait beau déclarer dans Jules César : « tout esclave a en main le pouvoir de briser sa servitude », dans la réalité, ça ne semble pas toujours si facile. Le metteur en scène Khalid Tamer a demandé à trois dramaturges contemporains, et pas des moindres, d’écrire un texte sur le travail, ou plutôt sur comment (sur)vivre le chômage.
Nadèle Prugnard, Koffi Kwahulé ( Ivoirien) et Louis-Dominique Lavigne (Québecois) ont répondu présents. Si leur langue comme leurs points de vue singuliers relatent des expériences françaises, québécoises et africaines, leur résonance est universelle. D’ailleurs, la troupe elle-même est cosmopolite, puisque les comédiens viennent de la compagnie Graines de soleil (France), de la coopérative Les Vivaces (Québec) et du collectif Éclats de Lune (Maroc).
Cette pièce brosse le tableau de différentes situations quotidiennes, tragiques mais malheureusement banales, ainsi que le portrait de personnages en recherche d’emploi.L’ironie alterne avec la légèreté pour dénoncer le système pervers qu’est devenu le marché de l’emploi : le déséquilibre entre l’offre et la demande (en tout cas pour une bonne partie des secteurs) provoque d’un côté des abus de position dominante de la part des recruteurs, qui se donnent sans scrupule le droit à toutes les humiliations possibles du candidat (une jeune femme raconte qu’elle a fini en prison parce qu’elle s’est défendue contre un patron qui voulait la violer), de l’autre maladresse et excès de soumission de la part du candidat, lequel n’a pas le choix et doit renoncer à sa dignité : une femme est prête à vendre ses yeux, sa bouche, ses seins, son sexe.
Autre exemple : pour se faire employer comme chauffeur de fourgon blindé, une candidate n’hésite pas à dire ce que l’on attend d’elle, soit qu’elle envisage le travail comme une « vocation », une « abnégation », l’argent étant « le sang du monde ». Pour convaincre, elle en vient même à proférer des paroles complètement absurdes du type : « le fourgon c’est la vie », et promettre le sacrifice, la loyauté, un total dévouement. D’ailleurs, elle est tout à fait d’accord pour se déshabiller durant l’entretien, puisque le recruteur l’exige et qu’elle a « besoin » de ce travail. Et tandis qu’elle s’exécute, le recruteur travaille son swing en se demandant si Henryk Górecki est la musique adéquate, avant de lui répondre : « Rhabillez-vous, on vous écrira ! »
Cette pièce dénonce également le nouveau dispositif censé porter assistance à ces demandeurs d’emploi en détresse : le pôle emploi. Fous rires grinçants assurés lorsque les comédiens simulent la journée-type de l’agence, dont la seule efficacité est mesurée par l’évolution des statistiques. Une scène drôle mais atrocement pathétique. Dans la queue, on entend : « est-ce qu’on est dans un abattoir ? », tandis qu’un autre déclame : « je veux être un profiler ! » Ce qui reste des discours, c’est bien la perte profonde de l’estime de soi, le désarroi psychologique.
Un personnage confesse : « la douleur s’appelle chien, j’ai pris le visage du chien. Ce n’est pas moi qui me tue, c’est la société qui me suicide. Je suis un chien, je slame dans le ravin, je n’ai pas de destin. » Les problèmes d’ordre matériel ne sont même pas évoqués, finalement ce n’est peut-être pas là ce qui compte le plus.
Au final, ce spectacle résolument politique appuie là où ça fait mal : il dénonce (ou rappelle) la misère morale dans laquelle sont plongées les victimes du chômage de masse, la perversité du marché du travail, la contre-efficacité des dispositifs de soutien mis en place par l’État et l’aggravation de tous ces problèmes ces dernières années. « Je ne fais pas la toilette de mes pensées sales », dit l’un. « Arrête de t’excuser parce que t’es pas français, je suis venu pour travailler, je te parle du jour où je suis mort », dit l’autre.
Et, plus que tout, elle cible à travers le prisme du chômage la déshumanisation de la société tout entière. À l’heure où la stigmatisation des Roms en France devient plus que préoccupante, il faut absolument soutenir ce genre de spectacle, rare, à la parole engagée. Nous sommes tous des profils atypiques.
Barbara Petit
Au Lavoir Moderne Parisien (35 rue Léon 75018) du 18 août au 11 septembre.
Prochaines représentations : Au théâtre Prospero, 1371, rue Ontario Est, à Montréal, du 19 au 30 octobre 2010 (mardi-jeudi-vendredi à 20 h – Mercredi à 19h – Samedi à 16h et à 20 H – Relâches Dimanche et Lundi) .
Dans le cadre du FITA (Festival international de Théâtre Action) en Région Rhône-Alpes, Le 16 novembre 2010 – Espace Aragon à Villard-Bonnot, Le 17 novembre 2010 – l’Odyssée à Eybens, Le 19 novembre 2010 – Saint-Etienne de Crossey ; en juillet 2011 : à la Chapelle du Verge Incarné à Avignon
crédit photo : Christian Mayaud