I Demoni de Fedor Dostoïevski, (première partie), adaptation et mise en scène de Peter Stein. ( En italien surtitré)
Le grand Peter Stein, après avoir dirigé la Schaübuhne pendant quelque dix sept ans, s’est installé près de Rome et il revient dans la grande salle des Ateliers Berthier qui lui convient parfaitement, lui qui a fait autrefois des études d’histoire de l’art et qui aime tant imaginer des situations dans un grand espace donné. Comme, entre autres, dans cette magistrale version de l’Orestie d’Eschyle que nous avions vu et à Bobigny, puis à Maubeuge en russe, ou dans La Cerisaie.
Peter Stein, tout de noir vêtu, vient, avant le spectacle, calme et déterminé dire quelques mots au public pour lui dire qu’il tient absolument à nous faire partager sur une scène l’amour qu’il a pour le célèbre roman de Dostoïevski (qui a toujours attiré les metteurs en scène). Peter Stein qui aime bien les spectacles longs, annonce tout de suite la couleur: six heures de spectacles avec deux petites pauses et 45 minutes d’entracte!
Ce qu’il ne dit pas, c’est la méfiance qu’ont eu les directeurs de théâtres italiens pour ce genre de performance, et on peut les comprendre. Il n’y a pas vraiment de décor. Mais c’est très bien. Un grand canapé revêtu de tissu ocre, deux tables et quelques banquettes et chaises rustiques en bois , et un piano droit noir. Et quelques murs sur roulettes avec des accessoires.
De chaque côté de la scène , deux grands châssis blancs avec deux entrées sans porte.Au fond un rideau noir, et des projecteurs et rampes lumineuses apparents. Sur le devant de la scène un petit praticable. Rigueur géométrique, intelligence de l’espace, et volonté évidente de s’en tenir au seul texte et à son interprétation. Pour les lumières: tubes fluo de couleur et projecteurs halogènes blancs: autant dire tout de suite que ni Peter Stein ni Joachim Barth, le créateur lumière ne font dans l’effet: c’est un parti-pris mais les personnages se détachent bien, trop peut-être… un peu perdus sur cette grande scène bétonnée. Nous vous épargnerons la totalité du scénario du célèbre roman, trop long et surtout trop compliqué à résumer; sachez simplement que cela se passe dans une petite ville de la province vers 1870, au moment où le servage est en train d’être aboli; on attend l’arrivée d’un nouveau gouverneur, et celle de Nikolaï Stravoguine, jeune homme assez imprévisible qui doit chez sa mère Varvara Pétrovna, veuve d’un riche propriétaire foncier qui vit avec Stépane Trofimovitch Verkhovenski, ancien précepteur de Nikolaï. Le jeune homme appartient à un cercle d’idées progressistes où il va se bagarrer avec Gagarov. Et sa mère décide alors de lui faire épouser Liza, la fille de Prasconia, l’une de ses amies.
Prasconia lui raconte qu’au cours d’un voyage en Suisse, Nicolaï et Liza n’ont cessé de se disputer, et que Nikolaï montre beaucoup de sympathie pour Daria, une jeune femme proche de Varvara qui veut alors marier la jeune Daria à Stépane qui pourrait, ou presque, être son père. Stépane, angoissé, se confier à son ami Lipoutine, ingénieur qui est un nihiliste convaincu et adepte du suicide. Il y a aussi Grigoreïev qui croise Kirilov et lui confie ses idées sur le suicide, avant de se rendre chez Chatov et qui déclare sa haine profonde pour Stravoguine, lequel aurait eu une liaison avec la femme de Chatov. Liza arrive, avec sous le bras un dossier de projet d’édition qu’elle présente à Chatov; Varvara encontre une jeune femme boîteuse qui se révèle être la sœur de Lébiadkine…Prasconia surgira en accusant Varvara de compromettre sa fille Liza dans un scandale: Stravoguine aurait épousé la boîteuse…
Voilà: vous avez une idée si vous avez un peu oublié le roman, de la complexité du scénario où nombre d’actions secondaires qui s’encastrent les uns dans les autres. Bien entendu, il y a quelque personnages centraux comme Nicolaï Stravoguine, Varvara ,Stépane, et dans une moindre mesure, le Gouverneur et sa femme. Reste à savoir comment Peter Stein est arrivé à maîtriser ce fleuve de situations et à faire d’ une suite de chapitres et surtout de dialogues romanesques où il faut se plonger, comme le font les lecteurs fanatiques de Dostoïevski. C’est comme toujours chez le metteur en scène allemand, d’une rigueur absolue sur le plateau et il possède une remarquable direction d’acteurs. Il y a 26 comédiens! Qui, certes, ne sont pas tous aussi exemplaires mais l’ensemble de la distribution est très crédible et il faut citer particulièrement les remarquables Ivan Alovisio ( Nikolaï), Maddalena Crippa (Varvara) , Elia Schilton ( Stépane) et Pia Lanciotti ( Maria ).
Bon cela dit, il y a trop de différences profondes entre un dialogue inclus dans un univers romanesque et celui qui peut exister sur un plateau de théâtre. C’est une question d’espace, de temps mais aussi d’énonciation. Peter Stein , quand il présente le spectacle au public ne craint pas les syllogismes: » Si l’on veut reraconter le roman, alors c’est clair, on a besoin de temps ». Sans doute, mais faudrait-il encore s’entendre sur ce fameux » temps » qui ne peut être en rien celui de la vie quotidienne, et ce qu’avait bien compris encore le tout jeune Bob Wilson quand il avait monté Le regard du Sourd en neuf heures Isoler les dialogues d’un roman comme ceux des Possédés pour arriver à en faire sinon une pièce du moins un objet théâtral, c’est comme le disait Vitez, un peu naïf. Il y faut beaucoup plus, quitte à commettre des infidélités…Et, mises bout à bout ces dialogues à deux voire à trois personnages ne sont pas désagréables à regarder, on ne s’ennuie pas vraiment mais c’est quand même très long et très bavard !
Même si les acteurs, répétons-le sont excellents, et ont de beaux costumes… Les scènes les plus réussies- mais rares- sont celles de groupe, où il a une véritable harmonie et là on retrouve le grand Peter Stein. Mais pour le reste, cela ne fonctionne pas vraiment! En fait, ce qu’il a raté, c’est la mise en place d’un fil rouge et d’une durée théâtrale, bref pour faire court, d’une dramaturgie. Et comme les panneaux du surtitrage- très bien fait- sont beaucoup trop petits, le public en haut des gradins, avait quelque mal à le lire, et donc à se retrouver dans cette intrigue complexe. Ce qui n’arrangeait pas les choses…. Du coup, l’ensemble de cette mise en scène a quelque chose d’assez statique, d’aseptisé, de trop propre sur elle, et l’on ne voit pas bien-et même pas du tout- c’est la folie de ces personnages qui envahit le roman, cette folie qui agite aussi bien Stravoguine surtout mais aussi Kirilov, Chatov comme Maria la boîteuse. Certes , l’on parle de suicide, de monde sans Dieu, de nihilisme, d’extrémisme révolutionnaire: autant de leit-motivs du roman que l’on ne retrouve guère dramatiquement gérés dans cette mise en scène.
A part quelques rares moments, comme cette scène de duel à la fin de cette première partie où ,enfin, vie et mort semblent alors posséder une vraie signification. Mais où sont passés ces Démons ou ces Possédés comme l’annonce le titre? Cette première partie est donc assez décevante. Le public-pas jeune, jeune- a applaudi poliment mais sans grande chaleur… Il faut être un grand homme pour savoir résister au bon sens, écrivait Dostoïevski. Nous ne sommes pas un grand homme mais nous résisterons au bon sens qui consisterait à en rester là , et nous vous rendrons compte de la seconde partie qui a lieu demain mercredi.
Philippe du Vignal
Odéon-Théâtre de l’Europe/ Ateliers Berthier. Jusqu’au 26 septembre de 18 heures à 23 h 30. Pas de représentation aujourd’hui en raison de la grève. Relâche vendredi. Intégrales samedi 25 et dimanche 26.
Note à benêts: dans ce cas, l’intégrale dure quand même douze heures entracte compris.