Le Radeau de la Méduse ou le théâtre d’une peinture
Il est toujours plaisant d’observer les résonances entre les différentes pratiques artistiques. À cet égard, le théâtre et la peinture paraissent en particulier intimement liés. Les deux superbes monographies qui viennent de paraître chez Phaïdon sur Géricault et Constable en attestent. De fait, les tableaux des grands maîtres, passionnant certains metteurs en scène, ont su offrir le décor, parfois même le sujet, de pièces de théâtre ou d’opéra. Et dans ce cadre, Le Radeau de la Méduse, avec son « écho métaphysique », parce qu’il est « une peinture d’histoire inspirée qui d’un événement contemporain qui associe le circonstanciel et l’intemporel, le particulier et l’universel », est très vite entré au rang des mythes de la culture visuelle moderne. Au sujet de ce chef-d’œuvre du peintre romantique, auquel pas moins de deux chapitres sont consacrés, Nina Athanassoglou-Kallmyer écrit d’ailleurs : « En avril 1839, le théâtre de l’Ambigu-Comique à Paris donnait la pièce de Charles Desnoyer et Adolphe d’Ennery « Le Naufrage de la Méduse » dans un décor de Philastre et Cambon d’après le tableau de Géricault (…) Des poèmes et d’autres pièces sur le naufrage tel que l’avait dépeint Géricault apparurent durant toute la monarchie et le second Empire ».
Et ce, sans cesse jusqu’aujourd’hui, pourrait-on ajouter. Entre autres exemples, citons l’auteur dramatique allemand Georg Kaiser qui compose Le Radeau de la Méduse au début des années 1940. Ou le metteur en scène polonais Tadeusz Kantor qui, dans son recueil de textes Le Théâtre de la mort, parle du Radeau de la Méduse dans le cadre d’un « happening marin ». Pour sa part, Roger Planchon mettait en scène en 1995 le Radeau de la Méduse au TNP de Villeurbanne. Et actuellement, au théâtre de la Bastille, le tableau de Géricault figure dans le décor du Tartuffe d’après Tartuffe de Gwenaël Morin. La liste est longue ! Il faut savoir gré à cette passionnante monographie de plonger au cœur de cette figure tourmentée du romantisme qui inspira de si nombreux artistes et fascina tant le public. Elle brosse le portrait non seulement d’un esthète ambitieux, exalté, en quête d’absolu et animé d’un feu ardent, mais aussi d’un homme ancré dans son époque et résolument engagé pour les causes qui lui semblaient chères.
Nina Athanassoglou-Kallmyer dresse fort à propos des ponts avec la littérature, l’histoire, les grands mouvements esthétiques et idéologiques en vigueur en France et en Europe. Avant de conclure à juste titre : « La figure de Géricault et son extraordinaire production artistique connurent un destin autonome. Devenus des symboles polyvalents, malléables à l’infini, ils servirent les causes les plus diverses, tant personnelles qu’artistiques et publiques ».
La monographie consacrée à Constable rend elle aussi tout son prestige à l’artiste anglais du XIXe siècle qui initia la peinture en plein air bien avant les impressionnistes. C’est grâce à lui, le peintre de la campagne et de ses ouvriers agricoles au travail, que la peinture de paysage a pu sortir de son rang d’art mineur, bien loin derrière la peinture historique, le portrait et les scènes d’intérieur. Comme l’écrit Jonathan Clarkson : « « La Charrette de foin » ne montre pas seulement l’apparence du monde mais témoigne d’une compréhension des processus naturels et d’une vision de la société humaine ». Une perspective sociétale qui rapproche ses œuvres des enjeux de l’art théâtral. Et ainsi, les paysages classiques deviennent plus que des paysages : les tableaux de Constable, sous-tendus par des lignes directrices, avec leurs nombreux plans dignes d’une scénographie, transforment la peinture en une scène de théâtre où se dérouleraient les différentes actions d’une même intrigue. Enfin, on notera que Constable a influencé de nombreux artistes contemporains, comme Frank Auerbach et Lucian Freud…
L’automne est la rentrée de tous les rendez-vous artistiques !
Barbara Petit
Théodore Géricault, par Nina Athanassoglou-Kallmyer, éditions Phaïdon, 234 pages, 59,95 euros.
John Constable, par Jonathan Clarkson, éditions Phaïdon, 224 pages, 59,95 euros.