TOÄ
TOÄ de Sacha Guitry, mise en scène de Thomas Jolly.
L’auteur décédé déjà depuis un demi-siècle, cordialement détesté par tous ses collèges écrivains ou presque , a toujours traîné une odeur de souffre et fut même emprisonné quelques mois au moment de la Libération, accusé de connivences avec les Allemands Trop mondain,imprudent sans doute et habile à se faire des ennemis, mais enfin on oublie trop souvent , que, grâce à ses relations avec l’occupant , il sauva des camps de la mort Tristan Bernard et sa femme, ce que bien d’autres n’auraient pas fait… Et curieusement, les meilleures des pièces de la grande centaine qu’il écrivit ne furent jamais cessés d’être jouées depuis sa mort. Mais… à peu près exclusivement dans le théâtre privé et pas par n’importe qui( Michel Serrault, Jean-Paul Belmondo, Claude Rich, Pierre Arditi, Fanny Ardant. Mais jamais dans le théâtre public sauf ces dernières années, avec entre autres: Daniel Benoin, et l’an passé Serge Lipszyzc- metteur en scène qui travaille davantage dans le théâtre public mais au Théâtre de la Michodière. Antoine Vitez appréciait aussi beaucoup Guitry mais ne l’a pourtant jamais monté: il semble qu’il y ait eu jusqu’à ces dernières années comme une sorte de scrupule à jouer Guitry qui vaut sans doute mieux que sa réputation d’auteur de boulevard et de cinéaste de films historiques…
Mais, le plus curieux, c’est de voir cette réapparaître Guitry cette fois monté par un tout jeune metteur en scène. de Cherbourg… avec une pièce peu connue qu’il écrivit en 39 puis remania en 49 Tôa.
C’est non pas une véritable intrigue mais une sorte de miroir théâtral que l’auteur/ acteur s’offre à lui-même, en décryptant son travail de dramaturge, et qu’il offre à son public chéri sans lequel il ne pourrait vivre. Théâtre dans le théâtre comme dans de nombreuses pièces de Guitry qui confondait allègrement les planches et la vie quotidienne, ses épouses et ses comédiennes, avec un plaisir certain, pas mal de cynisme et une bonne dose de misogynie. L’action se passe dans un théâtre parisien où une femme Ekaterina a bien l’intention de tuer à coup de revolver Michel qui, prétend-elle, s’amuse à piétiner le cœur des autres; la pièce mériterait quelques coupures vers la fin…
Thomas Jolly- et c’est très rare pour un aussi jeune metteur en scène- a compris avec beaucoup d’intelligence et d’humour le parti les trouvailles que l’on pouvait faire en maniant le premier et le second degré, au besoin en faisant intervenir l’auteur en voix off ( Mais pas si sûr que le public comprenne de qui est cette voix bien connue il y a encore trente ans. N’importe, c’est mis en scène avec une virulence et, en même temps, avec un air de ne pas y toucher qui sont tout à fait remarquables. Comme Thomas Jolly a un sens réel de la scénographie, il s’amuse à construire un mur en cartons rouges dont on devine qu’il va s’écrouler et envahir tout le plateau; il a aussi imaginé, belle métaphore, quatre cadres de scène dorées rectangulaires qui vont s’emboîter à la fin les uns dans les autres. Mais c’est tout .
Thomas Jolly a passé au karcher le plateau du théâtre de boulevard: deux praticables blancs en longueur, et une paire d’escarpins qui sert de téléphone… Pour les costumes, c’est aussi déjanté: mini-jupes pour les filles et costumes pour les deux hommes, tailleur strict pour Ekaterina.. Côté direction d’acteurs, aucun doute là-dessus, il sait diriger, d’abord lui-même dans le rôle de Michel le double de Guitry, mais aussi ses cinq complices: Flora Diguet, Emeline Frémont, Julie Lerat-Guersant, Charline Porrone et Alexandre Dain: diction, gestuelle, occupation du plateau: c’est réglé au millimètre, avec à la fois une précision diabolique et une impertinence absolue. Avec quelque chose de Buster Keaton dans l’air. Pour reprendre le mot de Kantor, Thomas Jolly ne joue pas Guitry mais joue avec Guitry. D’un côté, une des dernières pièces d’un auteur prolixe, de l’autre, un des premiers mais excellent travail de mise en scène .
Thoma Jolly a fait aussi sienne la réflexion de cet homme de théâtre sur sa condition de bouffon, et qui a finalement été toute sa vie ce qu’il rêvait d’être: un personnage de théâtre. Il fascine Thomas Jolly, c’est évident mais, en même temps, le jeune metteur en scène nous fait comprendre avec beaucoup de finesse et d’espièglerie qu’il n’est pas dupe de cette auto-critique truffée de mots d’auteur, d’arabesques et de jeu sur le langage qui sont un peu la marque de Guitry. Du genre: » J’ai observé que, d’ordinaire, on se dit au revoir quand on espère bien qu’ on ne se reverra jamais-tandis qu’en général, on se revoit volontiers quand on s’est dit adieu. »
Et dans les meilleurs moments de la pièce un peu longuette, Thomas Jolly éprouve autant de plaisir à faire chanter cette langue, tout en maintenant le petit interstice de distanciation ironique pour que l’on sente bien qu’il n’est pas dupe des facilités que s’accorde l’auteur. Du grand style. Vraiment . Et la Compagnie La Piccola Familia devrait faire un beau parcours. Au chapitre des petites réserves: des phrases débitées trop vite et donc incompréhensibles, une actrice qui joue Ekaterina mal distribuée, un certain nombre de baisses de rythme sur la fin et quelques gags inutiles mais ce jeu de massacre est d’une rare virtuosité; et le public qui , pour une fois, était très jeune, riait sans se faire prier. Le spectacle est vraiment tout à fait remarquable; il a eu l’an passé le Prix de l’Odéon, et c’était parfaitement mérité.
Philippe du Vignal
Théâtre Gérard Philippe à Saint-Denis jusqu’au 17 octobre.
Dans la salle, on chuchote que Thomas Jolly est jeune. Ah oui, ça ne fait pas de doute : il est jeune. Oui, il est vêtu comme un lycéen des beaux quartiers : pantalon slim, veste slim, visage slim. Il est imberbe. Il est mince. Il parle vite et fort. Mais cela est peu de chose : il n’est pas qu’un corps, fût-il, acteur, « son propre outil de travail » ; il est aussi metteur en scène, enfin « scénographe », c’est-à-dire « esprit ».
Or, le jeune, en esprit, est ambitieux et téméraire. C’est à cela qu’on le reconnaît d’abord. Le vieillard, mettons Guitry, a l’esprit qui bedonne ; le jeune, mettons Jolly, a l’esprit mince et qui claironne. Par conséquent, le jeune va droit à l’esentiel, droit comme un i, tranchant comme une mince lame. L’essentiel chez Guitry, selon Jolly, qui tient la plume, c’est « la pensée ».
Le mot est lâché. « voilà justement le secret. » Pendant une heure et quarante-cinq minutes, sans entracte, Jolly, au scalpel, dissèque le cadavre de Guitry et, au kärcher, procède au « travail de nettoyage » pour qu’il crache sa pensée et son secret, avec toute l’énergie et l’entrain dont un jeune et capable. Rien de très neuf, dira-t-on : « faire entendre la pensée » de l’auteur, n’est-ce pas le travail élémentaire de l’interprète ? Oui, mais « sans chercher à produire l’effet voulu, ou pire, ce qu’on croit être l’effet voulu ». Ca se complique.
Jolly est « résolument moderne ». Il veut que la langue crée elle-même ses effets, « comiques ou non ». Autrement, ce ne serait pas drôle. Il y a, chez le jeune, un goût de l’acrobatie et de la virtuosité pure : le jeune est sportif. Il y a, chez le jeune, un goût du paradoxe : le jeune est contradictoire. Simple, mais contradictoire (la complexité vient avec l’âge). Aussi, Jolly a choisi Guitry.
Faire du « résolument moderne » avec Guitry, chantre de la petite bourgeoisie et dieu du boulevard, le challenge n’est pas mince. Comment ? En démolissant consciencieusement toute l’intrigue et en balançant le texte à quatre cent à l’heure (la vitesse, quoi de plus moderne ?) sans l’ombre d’une inflexion (ça n’est pas moderne) : il faut être impassible pour que la langue se déconditionne et que la pensée, on l’entende. Le jeu de scène est « frontal », le geste « stylisé », le décor « minimal », la musique « massive », le costume « décalé ». Vers le milieu de la pièce, il y a un contraste « sensible ». Le seul, mais très net. La musique n’est plus « industrielle et tonitruante », elle se fait « planante et d’ambiance ». Le texte n’est plus débité au kilomètre d’une voix monocorde, il est susurré au micro. La lumière est chaleureuse, le geste tranquille, le cul posé. On se regarde, on sourit. Ah ! on comprend que l’on a affaire à un moment important.
La pensée de Guitry s’ébroue, toute pimpante et nettoyée. Ce sont les retrouvailles des vieux amants. Cela est beau et apaisant, comme une conversation dans les toilettes d’une discothèque. Il y a de l’émotion, palpable. Mais finalement, après quelques bons mots sur le théâtre et l’infidélité, les vieux amants n’ont pas grand chose à se dire, alors ils mangent, comme dans un réfectoire de maison de retraîte, avec beaucoup de savoir-vivre, mais à genou, quelque chose d’incolore qui ressemble à des pâtes.
Bon, à la fin, parce qu’il faut bien finir les meilleures choses, il y a une explication et on entend la voix de Guitry (miracle de la technologie) qui nous donne lui-même/elle-même, sous la forme d’une « leçon de théâtre », le fin mot de sa pensée : la comédie sert à faire rire le public, pour qu’il oublie ses soucis. Pour bien jouer, il faut penser à ce qu’on joue (par exemple, si je joue la joie, il faut que je pense à la joie). Il ne faut jamais tourner le dos au public et compter sur ses doigts comme ça, et pas comme ça (c’est moins joli). Il y a d’autres petits conseils, tous pleins de bon sens. Quelque chose sur la renommée, qui ne s’achète pas.
En somme, ce n’était pas utile : Jolly l’avait très bien fait entendre.