LES JUSTES d’Albert Camus, mise en scène de Stanislas Nordey.
En collaboratiion avec le Festival d’Avignon, Wajdi Mouawad a fait venir à Ottawa les créations d’Ostermeier (Hedda Gabler, Berline Schaubühne,) et de Varlikowski (Krum, de Hanokh Levin dans une coproduction du TR Warszawa et du Norodowy Stary Teatr en Pologne) Cette semaine, pour commémorer le 50e anniversaire de la naissance d’Albert Camus, alors que le Théâtre Denise Pelletier à Montréal présente une nouvelle adaptation de L’Étranger, le Centre national des Arts à Ottawa présente la pièce les Justes revue par la troupe française de Stanislas Nordey. La venue de cette production est le résultat d’une étroite collaboration entre Wajdi Mouawad et Nordey. Celui-ci a joué Szymanowski le Cryptanalyste dans Ciels (de Wajdi Moawad), présenté à Ottawa la saison dernière. Maintenant, Nordey arrive avec sa propre troupe, pour nous présenter une lecture à la fois troublante et très recherchée de Les Justes, l’œuvre de Camus rarement jouée au Canada.
Les communiqués de presse nous ont assuré que cette mise en scène évite toute affinité avec l’Idée du terrorisme actuel et je veux bien le croire après m’être laissé imprégnée par la vision esthétique que Nordey a privilégiée. L’idée est très claire. Il s’agit de savoir si on peut légitimer le meurtre, n’importe quel meurtre, lorsque la cause semble juste, sans doute une orientation tout à fait particulière de l’idée mrchiavélienne selon qui la fin justifie les moyens. Camus ne donne pas de réponse à la question mais la pièce nous permet d’observer le comportement d’un petit groupe de jeunes révolutionnaires dans cette situation limite.
Nous sommes en Russie bien avant la Grande guerre et donc bien avant la révolution d’octobre. Les jeunes anarchistes se disent membres du Parti socialiste et ils ont pris pour cible Le grand duc Serge, un homme cruel qui terrorise les Russes. Puisque le Duc doit être éliminé pour que le peuple soit enfin libéré, le meurtre est inévitable. La seule question à résoudre : à quel moment lance-t-on la bombe, et dans quelles conditions? Seulement, Kaliayev l’Idéaliste, celui qui devait assassiner le grand Duc, a refusé de lancer la bombe parce que le jeune neveu du Duc l’accompagnait dans le carrosse. Kaliayev était incapable de tuer un innocent. Toutefois, la deuxième tentative a réussi. Kaliayev est appréhendé, emprisonné et exécuté, sans qu’il pense renier son geste, même à la demande de la Grande-Duchesse jouée par l’admirable Véronique Nordey, qui veut entendre son repentir, ce que Kaliayev refuse.
Pour mettre en valeur l’engagement quasi mystique de cette petite équipe d’assassins , Nordey créé une vision esthétique inspirée à la fois d’une discipline militaire rigoureuse, de l’expression quasi mythique de la tragédie grecque, et d’une ambiance monastique minimaliste. Dans cette confrérie où les êtres humains sont d’un dévouement à toute épreuve, la pureté de leur engagement moral se reflète dans la pureté des lignes de cette scénographie couleur de terre, où les corps rentrent et sortent en traversant l’immense plateau en lignes droites et où les bottes militaires résonnent sur la scène comme les bruits d’une puissance invisible.
Mais, puisque nous sommes au théâtre et que Les Justes est surtout un théâtre d’idées, Nordey créé une forme de mise en abyme joué par les révolutionnaires eux-mêmes pour assurer la distance entre eux et le public dans la salle, pour mettre en évidence la nature théâtrale plutôt que politique, de sa propre réflexion. La démarche est extrêmement saisissante et permet au metteur en scène de nous piéger par des rebondissements dramatiques, des moments de grande émotion et des scènes qui frôlent la comédie…malgré le fond de la situation qui devient, elle aussi, un assassinat « théâtral » avant que Dora, jouée par Emmanuel Béart (dont la belle voix est parfois tombée dans un monotone énervant), se sacrifie et parte rejoindre son amant dans la mort. Un dénouement digne des grands opéras tragiques.
La nature purement théâtrale de ce monde troublé est mise en évidence partout : la gestuelle hiératique, le style déclamatoire de la tragédie grecque côtoient une relecture plutôt ironique de ces mêmes mouvements au ralenti mais grandioses lorsque le chef de police Skouratov fait signe à la Régie afin de manipuler l’ éclairage scénique. La rencontre extrêmement émotionnelle avec la grande duchesse au bord des larmes, devant les rideaux en velours rouge, signe d’un cadre plutôt mélodramatique, ou le moment où Stepan (Wajdi Mouawad) le pur et dur capable de tuer dans la quasi indifférence, hurle de colère ou s’écroule dans la douleur absolue lorsqu’est annoncée la mort de Kaliayev. Ce sont des personnages limites, plus grands que la vie, dont la puissance des cordes vocales nous fait rêver à l’opéra.
En effet, Nordey possède une oreille très subtile. Il entend toutes les tonalités, les rythmes et les bruits de fond. Il repère des voix riches et mélodiques, et des voix rauques et grinçantes. Cette orchestration de sonorités vocales a créé le drame, a provoqué l’émotion et finalement nous a laissé ébahie par la puissance de l’ensemble.
Alvina Ruprecht,
Une coproduction du Théâtre national de Bretagne, de la compagnie Nordey, du Grand théâtre de Luxembourg, du Théâtre populaire de Villeurbanne.
Présenté au Centre national des Arts à Ottawa 28 sept au 2 octobre, 2010