L’Eden Cinéma
L’Eden Cinéma de Marguerite Duras, mise en scène de Jeanne Champagne.
Depuis l’an passé, Jeanne Champagne est artiste associée et responsable de l’action artistique à Equinoxe, Scène Nationale de Chateauroux, et cette création constitue le point d’orgue d’un parcours Duras: Ecrire, La Musica, La Maison d’après La Vie matérielle et d’autres textes de l’écrivain. Quant à Eden Cinéma , c’est en fait une adaptation faite par Marguerite Duras elle-même de son roman Barrage contre le Pacifique.
Et comme Jeanne Champagne le fait remarquer, le paradis perdu, celui de l’enfance de Marguerite Duras en Indochine où elle vécut petite avec son père, fonctionnaire du ministère de l’Education nationale et de sa mère institutrice qui, une fois veuve très tôt, vivra seule, pauvrement avec ses deux enfants Suzanne et Joseph, déjà adultes, isolée dans le brousse, en proie à la fois aux magouilles des représentants de l’Etat français. Là-bas, à un mois de bateau de la France.C’est l’histoire que conte Marguerite Duras.
Une veuve, pas bien riche mais, âpre au gain, qui achète avec ses économies durement acquises une propriété de 200 hectares sans savoir, naïve et proie idéale, que ces terres, gorgées de sel marin , étaient parfaitement inexploitables.Mais, seule contre tous, avec l’aide des paysans, elle se bat pour construire des digues de terre et contenir la mer. Pari fou, pari intenable, face à une administration coloniale dont elle s’acharnera à vouloir se venger en faisant tuer trois fonctionnaires corrompus mais face aussi à une nature impossible à vaincre.
Et ce sera le commencement d’une longue et inexorable déchéance de cette mère Courage qui, jeune encore, finira par en mourir, à la fois haïe et adorée par ses enfants. Il y aura d’abord le départ de Joseph, devenu introuvable qui a préféré s’enfuir, et cette espèce d’achat déguisé de sa fille de quinze ans, par M. Jo, ce très riche commerçant étranger, , qui vient avec sa belle voiture, et qui , très amoureux,offre un gros diamant à Suzanne, diamant qui se révélera de qualité très inférieure et que la mère aura le plus grand mal à vendre.
L’adaptation théâtrale d’un roman, est toujours chose délicate, et cette pièce n’en est pas vraiment une, à la fois attachante par ses personnages et un peu chaotique vers la fin, et foutraque dans sa construction; de nombreux récits du roman sont transformés en monologues, et les meilleurs moments sont paradoxalement mais logiquement ceux où il n’y a guère de texte. Il y a d’abord, dans la réussite de Jeanne Champagne, puisque c’est l’alpha et l’oméga de tout spectacle, la première vision et celle qu’on emportera dans nos souvenirs, la scénographie exemplaire de Gérard Didier qui réussit le pari de faire coïncider une pièce qui est presque du genre intimiste avec le grand plateau de l’Equinoxe. Une étendue de sable blanc avec des passerelles en bois et une petite scène au milieu,ce qui réussit à dire l’espace, celui de la brousse indochinoise et des étendues lagunaires et, en même temps, à le casser pour dire le refuge d’une « concession » comme on disait où tentent de survivre cette mère et ses deux enfants presque adultes…
Avec, dans le fonds, en arc de cercle l’enseigne de l’Eden Cinéma, aux ampoules de couleurs, symbole de ce paradis perdu cher au cœur deDuras. Jeanne Champagne a bien maîtrisé sa direction d’acteurs et choisi Agathe Molière pour incarner Suzanne; c’est une comédienne assez exceptionnelle, qu’on avait pu voir, entre autres, dans Kliniken de Lars Noren, et il y a quelques années, dans Guerre de ce même auteur suédois, où elle jouait le rôle d’une jeune femme en état de survie, dont la sœur est prostituée, comme elle dit qu’elle l’est dans la pièce de Duras après la rencontre avec M. Jo: « C’est ma première prostitution » et dont la mère aussi est veuve ( ce qui fait curieusement bien des points communs)… Sur ce grand plateau, Agathe Molière réussit à dire les choses graves de cette tragédie familiale avec comment dire, une certaine légèreté, presque de l’espièglerie; elle est bien entourée par Tania Torrens ( la Mère) , Sylvain Accart ( son frère Joseph) ,Fabrice Bénard ( M. Jo) et par Sylvain Thirolle qui joue Le caporal, employé de la mère, rôle muet donc pas facile où il est d’une présence tout à fait convaincante.
L’exercice auquel se livre Agathe Molière est difficile, puisqu’elle doit à la fois, s’emparer de ce long récit, quand même assez bavard; et incarner cette jeune Suzanne,en proie à un aller et retour permanent entre ce désir d’inconnu et de réussite sociale représenté par l’arrivée de M. Jo pour lequel sa mère n’éprouve aucune sympathie, et la vie dans ce cocon familial où elle a une relation presque incestueuse avec son frère.
Et puis il y a dans cette belle mise en scène trois éléments de poids,:les lumières jaune et ocre, comme celles, si particulières, des crépuscules en Afrique comme en Asie, conçues par Franck Thévenon , l’univers sonore – les bruits de la nuit, en particulier- que Bernard Valéry a très finement recréé, et enfin, tout fait remarquable, et lancinante, pleine de nostalgie, la fameuse musique de Carlos d’Alessio que l’on retrouve dans les films de Marguerite Duras, et sans laquelle cet Eden Cinema ne pourrait pas exister.
C’est vraiment bien que les habitants de Chateauroux aient pu voir ce très bon spectacle; il faut espérer maintenant qu’il puisse être repris à Paris…comme ailleurs. En tout cas, n’hésitez pas si vous le croisez sur votre route…
Philippe du Vignal
Spectacle vu à L’Equinoxe, scène nationale de Chateauroux le 10 novembre.